08/12/2000 N°1473 Le Point

Dioxine – Le rapport qui ne dit pas tout

Etrange optimisme d'un rapport de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) consacré au degré d'exposition de la population française à la dioxine, un sous-produit industriel ultratoxique. La réalité serait bien plus inquiétante.

La dioxine est une substance dangereuse pour l'homme, une molécule ultratoxique qui favorise le développement de cancers et provoque, à des concentrations infinitésimales, de l'ordre du picogramme (c'est-à-dire du millionième de millionième de gramme), des troubles hormonaux et neurologiques. Chaque année en France, les cheminées des incinérateurs d'ordures ménagères et les aciéries recrachent environ 300 grammes de dioxines. Pourtant, les pouvoirs publics se veulent rassurants. Au ministère de l'Environnement, on s'empresse de rappeler que, depuis trois ans, les émissions industrielles de dioxines ont été réduites de 50 %. Officiellement, l'Hexagone n'a donc pas à craindre le « sida chimique », comme l'appellent les toxicologues. C'est en tout cas ce que laisse entendre le récent rapport de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) consacré aux dioxines (1), lorsqu'il conclut que l'exposition moyenne de la population française « est proche de l'objectif de qualité recommandé par l'Organisation mondiale de la santé [OMS] ». Sauf que le chiffre d'exposition avancé par l'Afssa (1,3 picogramme par kilogramme de poids corporel et par jour) est à prendre avec des pincettes. « Le ministère de la Santé a manipulé les chiffres de contamination des Français par les dioxines », dénonce Pierre-Emmanuel Neurhor, directeur du Centre national d'information indépendante sur les déchets (CNIID), une association qui a fait des dioxines son cheval de bataille. Et de pointer du doigt un étrange oubli : les polychlorobiphényles, plus connus sous le nom de « PCB », sont ainsi passés à la trappe alors qu'il s'agit de molécules « soeurs » des dioxines, qui doivent être obligatoirement prises en compte dans le calcul d'exposition, comme l'a confirmé au Point le docteur Maged Younes, chef de l'unité Evaluation des risques et méthodologies à l'OMS. Après les révélations du CNIID, l'Afssa a d'ailleurs discrètement corrigé le tir en mettant sur son site Internet un rectificatif qui reconnaît l'erreur et précise qu'il ne s'agit « en aucun cas d'une volonté de sa part de minimiser les chiffres ». Il n'empêche que l'omission des PCB avait pour effet de diviser quasiment par deux l'exposition moyenne des Français ! Et ce n'est pas tout. Lorsque l'on épluche le rapport de l'Afssa, on découvre d'autres bizarreries qui font toutes pencher la balance du même côté. Les enfants de moins de 2 ans ont ainsi été écartés d'office des calculs de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments. Pourtant, durant l'allaitement, la jeune maman évacue, via le lait, une partie des dioxines stockées dans son corps, ce qui entraîne une surexposition du nourrisson, qui doit être prise en compte lorsque l'on fait le total des dioxines encaissées sur une vie entière. Résultat : « 5 % de contamination évaporée », selon le CNIID. Questionnée sur le sujet, l'Afssa se justifie en invoquant un partage des rôles avec l'Institut national de veille sanitaire, chargé d'une étude consacrée à l'exposition des nouveau-nés. Autre anomalie : les dioxines que nous respirons sont passées à l'as, l'Afssa n'ayant comptabilisé que celles que nous avalons. Logique de la part d'une agence de sécurité des aliments. Sauf que nos poumons attrapent, selon les estimations, jusqu'à 10 % des dioxines qui nous menacent… Cerise sur le gâteau, l'Afssa n'a pas pris en compte les nouvelles normes de toxicité des dioxines fixées par l'OMS en 1997. Et pour cause, les 450 niveaux de contamination des aliments dont elle dispose ont été calculés deux ans plus tôt par le ministère de l'Agriculture et la Répression des fraudes. Dommage, parce que lesdites normes révisent à la hausse la toxicité des dioxines de 10 % ! les raisons d'un enterrement Bref, le CNIID a beau jeu de faire remarquer que l'exposition des Français est près de quatre fois supérieure à celle affichée dans le rapport de l'Afssa. Ce qui nous fait franchir la ligne rouge de 4 picogrammes par kilogramme de poids corporel par jour (pg/kg/jour), instituée par l'OMS. Sachant que la dose journalière admissible à partir de laquelle débutent les risques cancérogènes et neurologiques est de 1 pg/kg/jour… En fait, comme le reconnaît le professeur Jean-François Narbonne, qui milite depuis des années pour une réduction des rejets de dioxines et qui préside le groupe de travail Contaminants et phytosanitaires à l'Afssa : « Le chiffre de 1,3 pg que nous avançons dans le rapport est une estimation très relative. » Et de préciser : « Compte tenu de la marge d'erreur qui pèse sur ce type de calculs, l'exposition moyenne des Français se situe quelque part entre 2 et 5 picogrammes. » Sauf que, lors de la sortie du rapport, les pouvoirs publics ont présenté aux médias le chiffre de 1,3 pg/kg/jour comme preuve irréfutable de la faible exposition de la population aux dioxines. Idem pour les 5 % de Français les plus contaminés, qui affichent, selon l'Afssa, 2,52 pg/kg/jour, mais se retrouvent à 9,4 pg/kg/jour après que le CNIID eut refait les calculs ! Soit trois millions de personnes potentiellement exposées à deux fois le taux limite fixé par l'OMS… En fait, comme l'indique Martin Hirsch, l'actuel directeur de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, « la dioxine est un sujet sensible ». Pour preuve, l'enterrement de première classe qui fut réservé en 1991 au rapport du Conseil supérieur d'hygiène publique de France, commandé par le ministère de la Santé, qui proposait de diviser par deux la dose journalière admissible. « La norme de l'OMS était à l'époque de 10 picogrammes, mais elle ne prenait pas en compte les effets immunitaires, endocriniens et neurologiques de la dioxine. Or des études sur des macaques publiées en 1989 aux Etats-Unis montraient qu'une exposition importante à la dioxine pouvait générer des retards mentaux », explique André Picot, directeur de l'unité de recherche CNRS sur la prévention du risque chimique. Il faut dire que le rapport tombait au moment où nombre d'incinérateurs étaient en projet un peu partout en France. Trois ans plus tard, l'Académie des sciences publiait à son tour une étude qui minimisait la toxicité des dioxines et concluait que ces dernières ne constituaient pas un risque majeur pour la santé publique. « Alors que j'avais été chargé d'évaluer l'aspect immunotoxique des dioxines, mes contributions ont été refusées et mon nom a été retiré de la liste des experts… » indique le professeur Picot. Aujourd'hui, c'est le professeur Jean-François Viel, épidémiologiste à la faculté de médecine de Besançon et auteur de l'enquête retentissante sur les cancers de l'usine nucléaire de la Hague, qui se retrouve sur la sellette pour un article publié en juin dernier dans l'American Journal of Epidemiology, première revue mondiale d'épidémiologie. « En épluchant le registre des cancers du Doubs, nous avons observé, à proximité de l'incinérateur des déchets ménagers de Besançon, des concentrations de cancers des ganglions lymphatiques et des tumeurs cancéreuses dans les muscles », explique Jean-François Viel, qui, prudent, refuse pour le moment d'établir une relation de cause à effet. « Pour en avoir le coeur net, il faudrait regarder le taux de dioxines dans le sang des personnes qui ont développé un cancer suspect. Le problème est que, pour une seule analyse de ce type, il faut débourser de 6 000 à 7 000 francs. Nous cherchons actuellement les fonds. » Dans un rapport rendu public le mois dernier, intitulé « Dioxines dans l'environnement, quels risques pour la santé ? », l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) recommandait d'ailleurs aux pouvoirs publics d'effectuer à l'échelon national des dosages sanguins afin de connaître l'imprégnation exacte de la population française par les dioxines… Contre-attaque très orientée Mais, sans attendre, les exploitants d'incinérateurs ont cloué l'étude du professeur Viel au pilori. L'un des poids lourds du secteur, la société Onyx, filiale de Vivendi, a ainsi demandé à ses chercheurs « maison » de dénicher les éventuelles erreurs commises par l'épidémiologiste. Résultat : une note confidentielle qui dénonce sans rire un « biais socio- économique ». Et d'expliquer : « Au voisinage des usines, on rencontre des gens plutôt défavorisés qui ne constituent pas un échantillon représentatif de la population »… Jean-François Viel se retrouve également épinglé dans le dernier numéro de la revue Info Santé-Déchets. Sauf que ladite revue est éditée par le réseau Santé-Déchets, une association loi 1901 financée en partie par les industriels du secteur. C'est d'ailleurs cette même association qui avait « cornaqué » en 1999 un rapport de la Société française de santé publique (SFSP), dédramatisant l'impact sanitaire des dioxines. Coïncidence : le comité de rédaction comptait alors parmi ses membres l'actuel bras droit du directeur général de la santé, or la direction générale de la santé vient justement de demander à ses services de vérifier le travail du professeur Viel… A l'époque, le rapport de la SFSP tombait à pic pour désamorcer la bombe lancée l'année d'avant par le Conseil supérieur d'hygiène publique de France. Celui-ci avait en effet calculé que l'exposition de la population française à une dose de 1 pg/kg/jour de dioxine entraînait une surmortalité par cancer de 1 800 à 2 900 cas par an ! 1. « Dioxines : données de contamination et d'exposition de la population française », juin 2000.

Le « sida chimique »

Sur les 200 molécules que compte la famille Dioxine, 17 sont officiellement reconnues toxiques pour l'homme. La plus redoutable de ces substances chimiques constituées en partie de chlore est la « dioxine de Seveso », du nom de la ville italienne touchée le 10 juillet 1976 par un nuage de dioxines échappé d'une usine de pesticides. Une fois dans l'organisme, la dioxine s'accumule dans les tissus adipeux. Plus de vingt ans après, on constate à Seveso une augmentation des leucémies et des cancers gastro-intestinaux. La dioxine entraîne également des dérèglements hormonaux et du système nerveux. Les enfants sont en première ligne, ils peuvent être contaminés par le lait maternel mais aussi avant la naissance, ce qui risque alors de provoquer des malformations congénitales.http://www.lepoint.fr/actualites-societe/le-rapport-qui-ne-dit-pas-tout/920/0/66299
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