Et si les banques centrales versaient de l’argent aux ménages

TRIBUNE
La politique macroéconomique est en crise. La zone euro a dépassé la panique financière mais l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Grèce atteignent des taux de chômage record et doivent affronter la déflation. En France comme en Allemagne, la croissance économique est pour ainsi dire au point mort. En dépit de taux d’intérêts négatifs, la Banque centrale européenne (BCE) échoue notoirement à remplir son objectif de près de 2% des prix à la consommation. Quand au reste du monde, partout on exige des taux d’intérêts au plus bas, entraînant d’incroyables distorsions des marchés financiers pour ne générer qu’une croissance modeste.
Au premier abord, le problème semble simple : l’insuffisance des dépenses. Difficile de trouver une solution quand il n’existe pas de consensus au sujet des politiques fiscales à l’intérieur de chaque pays ou, dans l’ensemble de la zone euro, quand le prétendu «pacte fiscal» de 2012 est à la limite de l’illégalité. Dans le même temps, les banques centrales – dernières institutions opérationnelles en matière de gouvernance économique – tentent de résoudre des problèmes du XXIe siècle avec des outils du XIXe.

…Dans le même temps, les banques centrales – dernières institutions opérationnelles en matière de gouvernance économique – tentent de résoudre des problèmes du XXIe siècle avec des outils du XIXe. …

Tous les jours, n’entendons-nous pas que «Mario Draghi [président de la BCE, ndlr] doit aller plus loin», mais bien peu se demandent s’il dispose des outils nécessaires pour finir le travail.

Nous proposons une feuille de route pour l’élaboration d’une future politique macroéconomique. Nous affirmons que les banques centrales doivent cesser d’essayer d’influencer la dépense au travers de programmes d’assouplissement quantitatifs. Ces derniers s’appuient sur des distorsions de la valeur des actifs afin de rehausser le niveau des prix. De tels programmes, quand ils n’échouent pas – comme c’est le cas dans la zone euro avec les Programmes de refinancement à long terme (PRLT) du président Draghi – opèrent comme des mécanismes de camouflage ou entraînent des risques d’instabilité via les bulles financières. Il est temps aussi d’en finir avec les querelles sur les mérites des réformes structurelles, dépenses en infrastructures et autres réformes fiscales.
Plus concrètement, nous proposons d’accorder aux banques centrales le pouvoir de transférer des espèces directement aux ménages. Cela représenterait pour elles un outil aussi nouveau que puissant.
De plus, elles auraient la possibilité de transférer directement aux ménages le montant qu’elles jugeraient approprié selon les menaces de récession ou de déflation. Les règles de cette opération devront être fixées à l’avance par la législation, dans le cas d’une distribution égalitaire comme dans celui d’une distribution orientée vers les plus petits revenus, afin d’optimiser son impact sur la consommation finale (notre préférence).
Il est intéressant de noter que personne, d’un bout à l’autre du spectre politique, ne met réellement en doute l’efficacité de ce système. Milton Friedman et John Maynard Keynes le considéraient comme évident. Ben Bernanke l’avait proposé, en 2002, comme solution pour le Japon. Plus récemment, Sushil Wadhwani et Willem Buiter, ex-membres du comité britannique de la politique monétaire, de même que Lord Turner, ex-président de l’autorité britannique des services financiers (FSA) ont adhéré à des politiques similaires. Raghuram Rajan, gouverneur de la Banque centrale indienne, à lui aussi soutenu l’efficacité des transferts d’espèces aux ménages.
Opérant de façon immédiate et directe, la masse monétaire ainsi créée pourrait représenter quelque 20% du PIB. Même au-dessous de 5% du PIB, le volume du transfert d’espèces aux ménages contribuerait à une plus forte reprise dans la zone euro et permettrait à la Réserve fédérale comme à la Banque d’Angleterre d’élever les taux d’intérêts à un niveau plus acceptable en termes de stabilité financière générale.
La plupart des objections à cette politique relèvent de guerres institutionnelles et intellectuelles. Question de sémantique : une politique monétaire, n’est-ce pas ce que nous demandons à une banque centrale ? Si nous lui accordons le pouvoir de transférer des fonds aux ménages, cela devient effectivement une politique monétaire.
Il y a deux autres objections récurrentes. La première concerne l’inflation, la seconde le fait qu’il existe de meilleures alternatives.
Pour beaucoup, «émission de monnaie» et inflation sont presque synonymes. Cela n’est pas le cas dans le cadre de notre proposition. Nous soutenons que les banques centrales émettent une fraction de ce qu’elles ont déjà perçu et ne pratiqueront le transfert d’espèces que si elles considèrent que cela renforce leurs objectifs d’inflation officielle à moyen terme. Ce à quoi échoue, mois après mois, la BCE avec sa politique actuelle.
Le problème demeure que la dépense – sans parler du problème de l’inflation – reste un moyen insuffisant de déploiement des ressources de l’économie. Si les transferts d’espèces réactivent la demande et créent une reprise auto-entretenue, les banques centrales pourront alors normaliser les taux d’intérêt et couper l’inflation à la racine. Toutefois, cela ne pourra se faire que dans le sillage d’une véritable reprise.
Ce que nous proposons n’a rien de révolutionnaire, cela relève simplement d’une meilleure plomberie et d’une utilisation plus efficace des ressources existantes. De plus, le transfert d’espèces comme opération standard dans la boîte à outils des banques centrales ne manquera pas de générer un bénéfice supplémentaire : une plus grande stabilité des taux d’intérêt.
Existe-t-il de meilleures alternatives ? Nous affirmons que le transfert d’espèces aux ménages par la banque centrale va dans le sens d’une meilleure politique fiscale et monétaire.
Les banques centrales indépendantes ont la possibilité d’agir rapidement et indépendamment des considérations électorales à court terme. Leurs décisions sont très efficaces. C’est leur grande force. Le problème est que les moyens dont elles disposent (les opérations d’open market) ont été inventés au XIXe siècle pour stabiliser l’institution et créer un marché d’obligations gouvernementales. Les banques centrales n’ont pas été configurées pour cibler les problèmes de dépense globale et d’inflation. C’est pourquoi elles ont recours à de telles extrémités pour s’acquitter de leur fonction. A problèmes différents, outils différents !
Notre proposition entend garder le meilleur de la politique monétaire : indépendance, crédibilité et prise de décisions opportunes. Et elle réduit les coûts – distorsions extrêmes des taux d’intérêt, marchés financiers et valeur des actifs. Au bout du compte, en matière de dépenses, les ménages ne sont-ils pas meilleurs décisionnaires que n’importe quel banquier ou politicien ? Alors laissons les banques centrales s’adapter à cette réalité !
Traduit de l’anglais par Florence Illouz.
Traduction »