Les banques bloquent l’économie mondiale: il est temps de transférer l’argent directement aux citoyens.
Le magazine conservateur prestigieux Foreign Affairs, qui a des liens avec l’élite politique américaine, publie dans son numéro de Septembre / Octobre une étude réalisée par des économistes Mark Blyth et Eric Lonergan, sous le titre «Print Less but Transfer More, Why Central Banks Should Give Money Directly to the People » (‘Imprimer moins mais transférer davantage, pourquoi les banques centrales devraient donner de l’argent directement aux gens’).
Les deux économistes ont une idée radicale: pour stopper le creusement croissant des inégalités entre les riches et les pauvres et mettre fin une fois pour toutes à la crise financière, les banques centrales devraient transférer de l’argent directement aux citoyens.
En effet, ils observent que la politique monétaire telle qu’elle a été appliquée jusqu’à présent, c’est à dire basée sur des stimuli fiscaux et des taux d’intérêt faibles, a surtout profité aux plus riches, mais elle n’a pas fait grand chose pour l’économie en général.
Selon ces deux économistes, donner de l’argent directement aux ménages, en particulier aux plus défavorisés, aurait pour effet de relancer la demande de biens et services et de réduire le chômage en conséquence. Ils affirment en outre que cette mesure ne provoquerait pas une inflation importante, et qu’elle permettrait de remettre en cause la dépendance à l’égard du système bancaire pour la croissance, et la hausse continue des inégalités.
L’ex-président de la Fed, Ben Bernanke, avait déjà proposé cette approche de distribution d’argent aux ménages afin de relancer la consommation en 1998 pour sortir le Japon du marasme dans lequel il était tombé. Le pays souffrait d’une demande anémique, bien que les taux d’intérêt étaient au plus bas. Les consommateurs n’achetaient pas, donc les entreprises n’empruntaient pas, et les investisseurs n’investissaient plus. Le pessimisme ambiant concernant les perspectives de reprise avait précisément pour effet de tuer celle-ci dans l’œuf. Entre 1993 et 2003, le taux de croissance moyen de l’économie japonaise s’est fixé à moins de 1% par an.
C’est exactement la situation dans laquelle l’Europe s’est engluée depuis maintenant plusieurs années : la dépense des ménages est insuffisante.
Selon Bernanke, les transferts d’argent aux consommateurs auraient eu pour effet non seulement de relancer la demande, mais aussi de faire monter les prix. L’économiste conservateur Milton Friedman était aussi un adepte de cette méthode, qu’il assimilait à des largages d’argent d’un hélicoptère.
Les banques centrales ont réagi à la situation de faible demande en baissant les taux d’intérêt et en pompant des milliards dans l’économie, mais ces politiques ont eu pour effet de gonfler le prix des actifs sur les marchés, de nourrir des bulles spéculatives qui ont éclaté les unes après les autres, tout en creusant les inégalités entre les plus riches et les autres. Et malgré cela, la croissance demeure poussive.
En Europe, par exemple, au cours des dernières années, les banques ont eu tendance à utiliser les liquidités à bon marché qu’elles obtenaient de la BCE pour acheter de la dette souveraine, jugée non risquée, plutôt que de prêter aux ménages et aux entreprises et de stimuler de ce fait la croissance économique.
Une étude réalisée par Fitch Ratings a montré que les 16 plus grandes banques européennes ont augmenté leurs investissements dans les obligations d’État au cours des deux dernières années, pour leur faire atteindre 26%, soit 550 milliards d’euros. Dans le même temps, elles ont réduit les prêts qu’elles ont accordés aux entreprises de 9%, soit de 440 milliards d’euros. Et pour réduire leurs risques, elles ont eu tendance à privilégier les prêts aux entreprises les plus grandes, jugées plus sûres.
Un problème que même le Danois Steen Jakobsen, économiste en chef de Saxo Bank, a mentionné lors d’une présentation au Cercle de Lorraine de Bruxelles récemment :
95% du crédit mis à la disposition des entreprises par les banques bénéficient aux sociétés cotées. Quand on sait que 20% de toutes les sociétés sont cotées sur le marché boursier, et que 80% ne le sont pas, cela signifie que 80% des entreprises doivent se contenter de 5% de la totalité du crédit disponible. Ces PME détiennent aussi moins de 1% du capital politique (le temps que les politiques consacrent à défendre les intérêts d’un groupe, ndlr). 99% du capital politique sont affectés aux sociétés cotées ».
Selon Jakobsen, cela explique aussi exactement pourquoi le chômage demeure élevé, malgré la bonne tenue des cours de bourse.
Les PME sont très importantes pour l’économie: elles travaillent plus, elles coûtent moins cher et elles prennent plus de risques. Mais parce qu’aujourd’hui, elles ne parviennent plus à obtenir des crédits et qu’elles sont de plus en plus pressées par les gouvernements, elles perdent des commandes au profit des grandes entreprises. Cela fait monter les marchés boursiers. Mais comme les grandes entreprises ne créent pas d’emplois, de plus en plus de gens se retrouvent sans emploi, ce qui à son tour explique le taux élevé de chômage ».
Selon Mark Blyth et Eric Lonergan, les gouvernements ont commis l’erreur d’essayer de remettre l’économie sur la bonne voie par la politique monétaire, et des impulsions provenant des banques centrales, d’en haut, alors que c’est d’en bas, au niveau des ménages, qu’elles auraient dû provenir. Les dirigeants ont misé sur les banques et les grandes entreprises d’État pour que l’économie reprenne son rythme normal, afin de réduire le recours à l’argent des contribuables, et en misant sur le «jeu des marchés ».
Mais une étude de l’Institut fédéral suisse de technologie de Zurich datant de 2011 a montré qu’une minorité de firmes multinationales détiennent de grandes parties de l’économie mondiale. En particulier, une « super-entité » de 147 firmes imbriquées de façon complexe, soit moins de 1% des entreprises, contrôlent 40% de la richesse mondiale. La plupart d’entre elles sont des institutions financières. Dans le top 20, on retrouve notamment Barclays Bank, JPMorgan Chase & Co, et The Goldman Sachs Group. Cette petite élite a donc été le principal bénéficiaire des programmes de stimulus et de la baisse des taux d’intérêt.
Plutôt que d’essayer de relancer les dépenses des agents privés par des programmes d’achat d’obligations ou de baisse des taux d’intérêt, le duo d’économistes recommande de transférer l’argent directement aux consommateurs, ce qui permettrait de réduire l’écart de pauvreté et de stimuler la demande, pour produire des créations d’emplois. Pour que l’effet tourne à plein, ces transferts devraient bénéficier aux 80% de familles les plus pauvres en termes de revenus, d’une part parce que ce sont celles qui consomment le plus, mais aussi parce que cette mesure en elle-même aurait le pouvoir de gommer des inégalités.
On peut se demander pourquoi cela n’a encore jamais été tenté. Selon les auteurs, il s’agit d’ «un accident de l’histoire»: les banques centrales n’ont pas été crées pour gérer les dépenses, mais pour effectuer d’autres tâches telles qu’émettre la monnaie, fournir des liquidités sur les marchés et empêcher les paniques bancaires. Au cours des dernières années, ces tâches ont été accomplies dans le cadre d’assouplissements quantitatifs, ou quantitative easing (QE), qui ont commencé après le début de la crise en 2008.
Mais même s’il est parvenu à stabiliser les marchés, le QE s’avère trop coûteux, et ses résultats sont insuffisants. Il n’a pas pu juguler la déprime de la demande, la croissance nulle, un important niveau de chômage, et une dette publique qui n’a jamais été aussi élevée.
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