Maria Lombardo
 : Être juge a été, pour vous, le résultat d’un choix bien déterminé ?
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Roberto Scarpinato : Je voulais devenir psychanalyste et neurobiologiste. J’étais fasciné par la connaissance des mécanismes mentaux et des mécanismes inconscients. Après, je me suis orienté vers la magistrature par tradition familiale, mon père était magistrat. Mais cette passion ancienne m’est restée et elle émerge même dans ma profession de magistrat. Je veux dire que, au-delà de la résolution de cas concrets, je suis aussi intéressé par ce qui se cache derrière le masque, derrière l’apparence : les parcours intérieurs à travers lesquels les mafieux construisent leur image, le rapport qu’ils ont avec leur propre mort et avec celle des autres, le rapport à Dieu, les dynamiques relatives aux sens de culpabilité, leur sens d’appartenance à une communauté autre par rapport à la société civique… L’observation de ces dimensions psychiques nous fait comprendre à quel point l’opinion courante selon laquelle les mafieux seraient seulement des monstres, des individus dépourvus de sentiments, poussés exclusivement par le désir d’argent, est erronée. Cette attitude découle en partie, d’un déficit de connaissance, mais elle est aussi alimentée par la tentative inconsciente d’exorciser le mal en le projetant sur quelques individus vécus comme monstrum, c’est-à-dire comme une altérité qui ne nous concerne pas. La mafia, de même que, dans le passé, le nazisme et d’autres institutions totalitaires, est, au contraire, un phénomène de masse, un univers mental qui implique des milliers de personnes, qu’il s’agisse d’hommes d’honneur militants, d’affiliés, de proches, de sympathisants ou de leurs réseaux parentaux ou amicaux. Si l’on fait abstraction de cette culture, si l’on ne comprend pas ses racines, si l’on ne saisit pas les contaminations secrètes avec notre propre culture, on opère un simple refoulement de la réalité. Le droit pénal n’est pas suffisant pour avoir raison des cultures négatives. Encore faut-il s’interroger sur les causes profondes de la faillite du processus de socialisation de ces individus et explorer le réseau d’intérêts que la sub-culture mafieuse englobe, afin d’effectuer des interventions systémiques et étalées sur une longue durée.
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M. L. : Quel est votre rapport à Palerme ?
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R. S. : Palerme m’a beaucoup donné, mais aussi beaucoup pris. Elle m’a pris la liberté. Depuis plusieurs années, je vis une vie blindée, comme si j’étais un prisonnier assigné à domicile. Jamais un seul pas sans escorte, à l’extérieur de mon bureau ou de ma maison. Je limite au maximum mes mouvements dans la ville. C’est dur, car le plaisir d’une promenade par exemple se nourrit, surtout, du plaisir d’être seul avec soi-même, ou bras dessus, bras dessous avec un ami, de passer anonymement dans la foule, s’arrêtant de temps en temps pour admirer un monument ou pour lorgner la vitrine d’un magasin… Tout cela devient impossible si vous êtes entouré par une nuée d’hommes armés et que vous avez constamment la peur d’attirer l’attention des gens. A la fin, sans vous en apercevoir, vous y renoncez, et votre vie relationnelle, petit à petit, s’atrophie. Ainsi, de Palerme, je ne connais que les rues principales, et je n’ai fréquenté qu’une dizaine de personnes en tout de 1989 jusqu’à aujourd’hui.
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Limiter la liberté affecte aussi des aspects moins voyants et plus profonds. Vous vous rendez compte qu’en réalité vous ne vous appartenez plus. Non seulement votre vie extérieure a été blindée, mais aussi la partie la plus vitale de vous, celle qui, parfois, voudrait se laisser aller, qui voudrait oublier, au moins pendant quelques heures, son rôle public. Vous apprenez à contrôler chaque mot, à surveiller attentivement votre discours dans tous les contextes, parce que les mots peuvent être utilisés contre vous ou contre ceux qui travaillent avec vous. A Palerme, les mots ne sont jamais innocents. Il y a toujours quelqu’un aux aguets, prêt à les saisir pour les déformer, pour anéantir votre légitimité, ou à les transformer en instruments de mort. Parfois, il m’arrive de revoir des gens que j’avais connus avant de venir à Palerme, et ces gens-là m’avouent ne plus me reconnaître.
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M. L. : Et, à l’inverse, que vous a donné cette ville ?
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R. S. : Palerme est un lieu extraordinaire. Un lieu qui permet de se connaître vraiment et de percer les secrets de l’existence humaine. Je dis souvent que Palerme, la ville de la mafia, de tous les massacres et de tous les délits, est l’un des rares lieux éthiques qui nous restent. Ailleurs, la différence bien-mal tend à se nuancer en des tonalités grises intermédiaires entre le blanc et le noir ; ici, la ligne de démarcation est nette : d’un côté, il y a les assassins et leurs complices, de l’autre, il y a les victimes. Choisir entre le bien et le mal, ici, c’est donc plus facile qu’ailleurs. Ce qui est terriblement difficile, c’est de vivre ce choix jusqu’au bout. Tôt ou tard, la réalité vous rattrape et vous oblige à faire un choix. Et, à ce moment-là, vous ne pouvez plus bluffer avec vous-même, vous ne pouvez plus vous raconter des histoires, et c’est là que vous découvrez qui vous êtes. Si, par exemple, vous êtes commerçant ou entrepreneur, tôt ou tard, on vient vous racketter ou vous impliquer dans des affaires louches. Vous devez choisir : payer et devenir un esclave ou un complice de la mafia, ou alors vous révolter et dénoncer les faits, courant le risque d’être tué comme Libero Grassi. Si vous êtes curé, vous devez choisir entre vous limiter à dire la messe du dimanche, ou bien agir comme Padre Puglisi qui essayait d’arracher les jeunes de son quartier à la culture mafieuse et qui, pour cette raison, a été assassiné. Si vous êtes journaliste, vous pouvez simplement écrire des articles inoffensifs, ou bien aller au fond des choses, avec le risque d’être tué comme De Mauro, Fava, Francese et d’autres encore. Si vous êtes médecin et qu’on vous demande une consultation technique complaisante, vous pouvez accepter, ou refuser et, dans ce cas, être éliminé comme le docteur Paolo Giaccone. Si vous êtes homme politique et qu’on vous demande des faveurs, vous pouvez choisir de devenir complice ou vous opposer, comme le fit Piersanti Mattarella, assassiné devant sa maison. Même si vous êtes un citoyen quelconque, un jour, il peut vous arriver d’assister à un délit, et alors, soit vous vous tournez de l’autre côté et vous essayez d’oublier, soit vous témoignez, comme cette personne qui avait assisté, par hasard, à l’homicide du juge Rosario Livatino et qui a dû renoncer à sa vie et entrer dans la clandestinité, sous la protection de l’Etat.
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Palerme est, donc, le lieu des choix. Jean-Paul Sartre disait que nous sommes le choix que nous faisons et que le fondement de l’éthique consiste dans le fait de choisir. Si tel est le cas, cette ville est le lieu éthique par excellence ou, si l’on préfère, un laboratoire éthique.
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La plupart des gens, ceux qui ne choisissent pas, qui ne sont ni avec la mafia ni avec l’anti-mafia, se sont enfermés dans leur ego. L’éthique commence au moment où la personne sort de l’enceinte de son propre moi et commence à s’occuper des autres, où elle tombe amoureuse de la destinée des autres.
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Je me rappelle, quand les gens défilaient devant les cercueils de Giovanni Falcone et de sa femme Francesca Morvillo, nous, les magistrats du pool anti-mafia, étions très découragés. Paolo Borsellino nous regarda et, en indiquant les cercueils, il dit : “C’est inutile de nous voiler la face. C’est ce qui nous attend nous aussi.” Et, en regardant la foule, il ajouta : “C’est pour eux que je reste ! ” Quelques mois après, Paolo aussi a été assassiné et quand, le soir du 19 juillet 1992, je vis sur le béton son cadavre massacré par l’explosif, je ne pouvais pas m’enlever ses mots de la tête. Cet homme était mort parce qu’il était tombé amoureux de la destinée des autres.
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M. L. : Tous les autres, ceux qui ne choisissent pas, sont-ils indifférents ?
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R. S. : Le problème est plus complexe que ça. Comme je vous l’ai dit, nous sommes dans un lieu qui nous met face à des choix dramatiques. Nous ne pouvons pas prétendre à l’héroïsme du citoyen moyen. Il a aussi le droit à la fragilité. Le rôle des institutions et des gens qui ont choisi de travailler au sein des institutions est celui de tendre une main aux plus faibles, de représenter un Etat crédible qui se charge d’être une force pour tous. C’est ainsi seulement qu’il sera possible de créer une véritable culture anti-mafieuse.
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Il me semble que malheureusement, aujourd’hui, il y a une inversion de tendance et que le message dominant est celui de ne penser qu’à soi. Cela se manifeste aussi à travers les tentatives répétées de délégitimer, parfois par des manœuvres souterraines, parfois ouvertement, toutes ces figures dans lesquelles l’homme de la rue peut trouver un facteur d’identification collective. A ce propos, je voudrais souligner que l’importance de Falcone et de Borsellino est allée bien au-delà du rôle de magistrat qu’ils ont joué. Jusqu’à il y a quinze, vingt ans, à Palerme, dans l’opinion commune, il y avait d’un côté la mafia, de l’autre un Etat dans lequel il était difficile de s’identifier, parce qu’il avait le visage de politiciens et d’administrateurs que l’on savait être compromis. Même lorsqu’on ne s’identifiait pas à la mafia, on n’avait pas envie pour autant de s’identifier avec cet Etat-là. Falcone, Borsellino et les autres qui les ont précédés, ont représenté la possibilité d’une identification collective alternative, offrant l’image d’un Etat avec lequel il était possible, et même, beau de s’identifier. En quelque sorte, ils ont répondu à une attente, à une exigence qui cherchait à s’exprimer. A partir de ce moment, une possibilité d’identification avec l’Etat a pris corps non seulement pour les gens du commun, mais aussi pour une génération de magistrats : beaucoup d’entre nous sont venus à Palerme de différentes parties d’Italie. Parce qu’être magistrat à Palerme signifiait alors l’être de la manière la plus noble, comme nous l’avions espéré en entrant dans la magistrature. La tentative constante de délégitimer Falcone, Borsellino et, après eux, tous ceux qui ont pris une position contre la culture mafieuse, représente quelque chose de très grave, car cela signifie détruire la possibilité d’une quelconque identification. Avec le risque de se refermer à nouveau en soi, de redevenir inoffensif, de ne s’occuper plus que de ses affaires.
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M. L. : Pourtant, des gens descendent dans la rue défendre l’Etat de droit et l’indépendance de la magistrature. Comment l’interprétez-vous, vous qui vivez et travaillez à Palerme ?
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R. S. : L’histoire de l’Italie est celle d’un pays qui est arrivé au rendez-vous de la modernité avec un grave retard. Au xixe siècle, alors que, dans le reste de l’Europe, la révolution industrielle décollait et que la culture de la “citoyenneté” était un acquis pour de larges couches de la bourgeoisie, subsistaient encore dans plusieurs régions italiennes une économie et une culture quasi-féodales, avec des taux d’analphabétisme très élevés. En Italie, la construction d’un Etat démocratique de droit est une conquête récente, à peine cinquante ans, et c’est le produit d’une culture d’élite. L’assimilation populaire des valeurs de l’Etat de droit est le résultat d’un processus d’alphabétisation démocratique lent et long. Ce processus a suivi dans le passé, malgré mille difficultés, une trajectoire constante. Mais il reste à ce jour inachevé, et risque un grave blocage, voire un recul. Amon avis, cela dépend aussi du fait que l’Italie est un pays où la culture du refoulement est très forte, et qui refuse de s’interroger sur son propre passé, un passé où le fascisme, les massacres, la mafia, la corruption ont impliqué directement la masse. Cette attitude nie la dimension macro-politique de ces phénomènes et les exorcise en en attribuant la responsabilité uniquement à quelques “pommes pourries” (des fanatiques isolés pour le terrorisme, des paysans presque analphabètes pour la mafia, quelques hommes politiques de second plan pour la corruption), de manière à acquitter les classes dirigeantes de toute responsabilité. Mais ceux qui refusent de se confronter à leur propre histoire sont condamnés à la revivre. Le virus de l’autoritarisme, avec ses multiples masques, est toujours latent et prêt à se raviver pour corrompre les fondements de l’Etat de droit. De nos jours, descendre dans la rue pour défendre ces valeurs est un acte d’intelligence de l’histoire, une manière de donner du sens au sacrifice de ceux qui ont immolé leur vie au nom de ces valeurs, d’être “citoyen” et non “sujet”, et une façon, aussi, de rester lié à l’Europe.
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M. L. : Certains soutiennent que la mafia, désormais, n’existe plus.
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R. S. : Cette opinion est due, d’une part, à un défaut de connaissance, d’autre part, à une vieille stratégie de la culture mafieuse, qui a toujours joué la carte de la minimisation. Jusqu’à il y a quelques années, on disait que la mafia n’existait pas, qu’elle était tout simplement une habitude mentale, ou qu’elle était constituée par une galaxie anarchique de bandes criminelles. Mais après le Maxiprocesso [2][2] Le plus grand procès contre la mafia, ouvert le 10…, le fait que la mafia était une structure collective organisée de manière pyramidale, un Etat dans l’Etat, est entré dans la conscience collective. Par la suite, on a tenté de détruire cette nouvelle conscience, tour à tour en rendant illégitimes les magistrats qui s’occupaient de la mafia et en faisant croire que l’arrestation des chefs mafieux avait signé la fin de la structure mafieuse. Or, Cosa Nostra a compris que ce qui n’existe pas pour les médias n’existe pas tout court. L’opinion publique se rend compte de l’existence du phénomène mafieux seulement lors de faits éclatants. La stratégie des nouveaux chefs de la mafia consiste dans sa mise en clandestinité : il faut éviter les homicides retentissants, agir en souterrain. Ils engendrent ainsi l’illusion de la fin de l’organisation.
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M. L. : Vous parliez des obstacles dans votre vie personnelle, nous connaissons les risques que votre métier comporte. Êtes-vous toujours convaincu que cela en vaut la peine ?
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R. S. : Je fais partie de ces personnes qui n’arrivent pas à vivre sans inscrire leur vie dans un horizon de sens. Je crois en quelques valeurs laïques, même avec leurs désillusions. Par exemple, ma manière de vivre le droit et ses valeurs est peut-être différente de celle d’autres magistrats. Pour moi, le droit démocratique, plus encore que la certitude de l’ordre et de la stabilité sociale, doit garantir un droit inviolable : celui de la fragilité de l’homme. Ce sont surtout les plus fragiles, les plus faibles, qui ont besoin de la loi. Car les forts, les puissants, font souvent respecter la loi d’eux-mêmes. Parmi les personnes fragiles, j’en ai connu des plus sensibles, qui se dérobent à la logique de la compétition, qui refusent de se durcir ou n’en sont pas capables, et qui gardent, pour cette raison, une réserve précieuse d’humanité, une réserve à laquelle nous tous, par des voies secrètes, d’une manière ou d’une autre, nous allons puiser quand la vie nous tourne le dos.
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Garantir le droit à la fragilité, c’est en réalité protéger notre fragilité même et sa possible évolution en une force tranquille, contre la nécessité d’acquérir une dureté qui, tôt ou tard, se retourne contre nous. Les mafieux sont de pauvres malheureux qui mènent des existences névrosées. Entraînés à la dureté et à la dissimulation à partir de la plus tendre enfance, ils cumulent pouvoir et richesse pour nourrir un ego omnivore qui nécessite, sans arrêt, une reconnaissance de l’extérieur. L’obsession du “respect” est l’un des signes de ce syndrome.
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M. L. : Un juge regarde les faits et c’est sur la base de ces faits qu’il entreprend des démarches judiciaires. Mais quand il s’agit de rapports entre mafia et politique, les spéculations de la part des membres d’un parti ou de plusieurs partis deviennent fréquentes. Dans certains cas, on a entendu parler de “théorèmes” présumés de la magistrature…
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R. S. : Tant que Giovanni Falcone, par exemple, s’est occupé de mafieux de bas rang, il n’y a pas eu de problèmes. Au moment où il a commencé à poursuivre pénalement des personnages de la haute bourgeoisie palermitaine, comme les cousins Salvo, il a été accusé d’être un communiste. La même accusation avait été adressée au commissaire Cassara et à d’autres encore. Revenons au thème de la délégitimation. Comment peut-on bloquer un magistrat ou un représentant de la police qui fait son devoir ? Soit en le tuant, soit en l’isolant. On va faire croire à l’opinion publique que ce magistrat ou ce policier n’est pas animé par le désir de faire son devoir, mais qu’il est l’instrument d’une volonté politique partisane. Alors, de deux choses l’une : soit nous estimons que la criminalité est un fait qui concerne exclusivement des analphabètes, des incultes, des monstres qui dissolvent les cadavres dans l’acide, et que les membres de la bourgeoisie n’ont jamais été impliqués dans ces histoires, et cela voudrait dire qu’il y a eu des magistrats qui se sont trompés ou qui ont été partisans, soit nous considérons (et il me semble que l’histoire parle clairement) que la question de la criminalité concerne aussi des membres de la classe dirigeante et que ces derniers utilisent l’instrument de la délégitimation au moment où ils sont soumis à une enquête, afin d’isoler les magistrats qui en sont chargés.
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Je voudrais rappeler, à ce propos, les mots prononcés par le général Carlo Alberto Dalla Chiesa quelques jours avant d’être assassiné à Palerme, à l’occasion d’une interview. S’étant rendu compte qu’il avait été isolé et anticipant presque sa propre fin, il dit : “Je crois avoir compris les nouvelles règles du jeu. On tue quelqu’un de puissant lorsque cette combinaison fatale se produit : il est devenu trop dangereux, mais il est isolé ; on peut donc le tuer.”
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S’il existe des magistrats partisans, il faudrait les chercher parmi ceux qui, dans le passé, n’ont absolument rien fait. La politique judiciaire ne se fait pas que dans les procès, qui sont un moment de vérification publique. Elle doit être permanente, car si l’on n’exerce pas le contrôle de la légalité dans toutes les directions possibles, si l’on ne fait pas les enquêtes, si l’on n’engage pas les procès, alors on pratique la politique de l’inertie. Le magistrat qui ose accomplir son propre devoir sait bien qu’il va rentrer dans un cercle dantesque et que sa propre vie, à partir de ce moment, devient un enfer. Il faut aussi tenir compte du fait que l’attaque à l’encontre d’un magistrat particulier a pour but de dissuader tous les autres magistrats. Car un magistrat qui enquête sur les puissants peut être la cible d’une certaine presse, il peut faire l’objet de procédés disciplinaires, de dénonciations pénales, et ce message est perçu par les autres, incités ainsi à fermer les yeux pour avoir une vie tranquille et une carrière absolument sereine. Le dommage réel n’est donc pas seulement la neutralisation d’un magistrat particulier et d’un procès particulier, mais l’intimidation comme forme de contrôle de la légalité. C’est pourquoi la défense de l’indépendance et de l’autonomie de la magistrature n’est pas un problème corporatif, mais bien l’un des nœuds institutionnels à travers lesquels passe la défense de la démocratie.
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M. L. : Donc, le juge est, parfois, un Don Quichotte…
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R. S. : Non, ce n’est pas un Don Quichotte. Il faut revisiter ce que les massacres de Capaci et de via D’Amelio [3][3] Le 23 mai 1992, Giovanni Falcone est victime d’un attentat… ont représenté historiquement. Nous, les magistrats, nous étions à un tournant : soit on accrochait la toge au mur et on arrêtait d’être magistrat – parce que, de toute façon, Riina, Bagarella et tous les autres, malgré les condamnations à perpétuité qui avaient coûté tout ce sang, continuaient de vivre dans des situations dorées et profitaient toujours de protections aux plus hauts niveaux –, soit on allait jusqu’au bout, poursuivant ce travail que Falcone et Borsellino n’avaient pas eu la possibilité d’achever. Cette décision n’a pas été prise de sangfroid, mais sous la poussée d’une très forte pression populaire. Lors des enterrements, les églises et le palais de justice étaient bondés de gens qui nous encourageaient à continuer.
“Leurs idées continueront de marcher avec nos jambes”
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Les collaborateurs de la justice eux-mêmes, pour la première fois après des années de silence, mûrirent la conviction que l’Etat avait, enfin, pris les choses au sérieux, et ils commencèrent à révéler ce que précédemment ils avaient tu par crainte. Je me rappelle qu’en 1984, quand Falcone demanda à Buscetta de lui révéler tout ce qu’il savait sur les rapports entre mafia et politique, ce dernier s’y refusa, rétorquant que s’il avait parlé, lui, on l’aurait considéré comme fou, et Falcone aurait été éliminé sous peu. D’autres collaborateurs, comme par exemple Maurizio Mannoia, avaient eu la même attitude.
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Alors, si nous avons rêvé, nous avons rêvé ensemble : c’était un grand rêve collectif et non pas le rêve solitaire de quelques magistrats. Après les massacres de Capaci et de via D’Amelio, personne ne pouvait plus soutenir que la mafia n’existait pas. Il y avait presque un sens de culpabilité collective envers les victimes de ces massacres, devenues le symbole d’une volonté de rachat. Après, lentement, le deuil s’est élaboré. La tension collective s’est relâchée et il y a eu un retour à la “normalité”. Et maintenant, nous sommes dans une phase de régression où, jour après jour, nous courons le risque de perdre le terrain que nous avons aussi péniblement gagné.
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M. L. : Croyez-vous malgré tout que le mécanisme amorcé dans les années du “Printemps palermitain” se soit consolidé et puisse redémarrer ?
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R. S. : Palerme est une ville multiple : il y a la ville de la mafia, la ville de l’anti-mafia, et celle du “marécage”, c’est-à-dire de l’indifférence. Ces trois villes cohabitent. La première et la dernière Palerme – celle de la mafia et celle de l’indifférence – sont comme une végétation naturelle qui se reproduit spontanément en envahissant tout. La nouvelle Palerme – celle de l’anti-mafia et de la culture de la légalité – est, au contraire, comme une fleuraison de serre, délicate, qui, pour pousser et se développer, a besoin de l’intervention continuelle d’un jardinier qui désherbe le terrain et le fertilise. Dès que le jardinier s’absente ou qu’il relâche son attention, la petite fleuraison arrête de pousser et la “végétation naturelle” envahit le jardin, en l’infestant. Actuellement, à mon avis, beaucoup de “jardiniers” sont absents. Chaque jour qui passe, je vois la vieille végétation repousser et empiéter sur de nouveaux espaces.
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Je me rappelle qu’il y a quelques années, quand il semblait que la culture de la légalité allait s’enraciner, un vieux mafieux devenu collaborateur de l’Etat, m’avait dit : “Monsieur le juge, ne vous faites pas d’illusions, ils vont revenir. Peut-être sous des formes différentes, mais ils vont revenir. Ceux-là, ils sont comme l’herbe qui pousse et qui perce même le ciment. Il n’y a que Dieu qui puisse les vaincre, s’il le veut.”
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Ces derniers temps, ces mots me reviennent souvent à l’esprit.
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traduction : deborah puccio.

Notes

[1]

Maria Lombardo, née à Catane en Sicile, est journaliste, responsable adjointe des services Culture et spectacles au quotidien La Sicilia. Spécialiste de langue et de culture françaises, elle est très attentive aux liens entre la France à l’Italie, et plus particulièrement, comme Leonardo Sciascia, aux relations entre les milieux siciliens et transalpins. Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres de la République française, elle collabore aux colloques franco-italiens organisés à Paris au Théâtre des Italiens. Cet entretien est extrait de son premier essai, Scelte (Edizioni della Battaglia, 2001). Inédit en français, il a été augmenté par Maria Lombardo spécialement pour cette parution dans La pensée de midi.
[2]

Le plus grand procès contre la mafia, ouvert le 10 février 1986. Giovanni Falcone en a été le juge d’instruction. Sa mort correspond au moment où les condamnations des mafieux ont été émises.
[3]

Le 23 mai 1992, Giovanni Falcone est victime d’un attentat qui fit sauter un morceau de l’autoroute reliant Palerme à l’aéroport de Punta Raisi, à la hauteur du village de Capaci. Le 19 juillet 1992, Paolo Borsellino, désigné comme l’héritier du travail d’enquête de Giovanni Falcone au moment de sa mort, est à son tour assassiné, au moyen d’une voiture remplie d’explosif placée dans la rue D’Amelio, où habitait la mère du magistrat.

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