Le droit universel à un revenu du capital

05/11/2016
Le droit à la paresse était traditionnellement l’apanage des riches et des possédants, tandis que les pauvres étaient censés se battre pour obtenir des salaires décents, des conditions de travail acceptables, une assurance contre le chômage et l’incapacité, des soins de santé universels et tout l’arsenal d’une vie digne. L’idée d’assurer aux pauvres un revenu sans contrepartie et suffisant pour vivre a longtemps été abhorrée non seulement des nantis et des puissants, mais aussi du mouvement ouvrier, dont l’éthique était centrée sur la réciprocité, la solidarité et le concours apporté à la société.
Lorsqu’elles ont été lancées, voici quelques décennies, les propositions de mettre en place un revenu de base sans contrepartie ont fatalement suscité les réactions indignées des organisations patronales et des syndicats, des économistes et des responsables politiques. L’idée a pourtant resurgi récemment, recueillant des soutiens remarqués, non seulement de la gauche radicale ou du mouvement écologiste, mais aussi de la droite libertarienne. La raison en est que l’essor des machines, pour la première fois depuis les débuts de l’industrialisation, menace de détruire plus d’emplois que n’en créent les innovations technologiques – et de tirer le tapis sous les pieds des professions intermédiaires.
Mais le retour du revenu de base universel a sonné le réveil de ses opposants, à droite comme à gauche. Les premiers dénoncent l’impossibilité de réunir des recettes suffisantes pour financer ce genre de dispositif sans écraser le secteur privé, ainsi que la chute de l’offre de main-d’œuvre et de la productivité qu’entraînerait une disparition des incitations à travailler. Les seconds s’inquiètent d’une mesure qui pourrait fragiliser la lutte pour l’amélioration des conditions de travail, mais aussi légitimer l’oisiveté des riches, entamer les droits durement gagnés par la négociation collective (en renforçant des entreprises comme Uber et Deliveroo), saper les fondations de l’État providence, encourager une citoyenneté passive et promouvoir le consumérisme.
Les partisans de ces dispositifs, tant à gauche qu’à droite, avancent qu’un revenu de base universel subviendrait aux besoins de personnes qui rendent déjà des services inappréciables à la société, notamment aux femmes qui prodiguent leurs soins à une famille – ou, bien sûr, aux artistes qui produisent pour presque rien des œuvres diffusées dans l’espace public. Les pauvres ne connaîtraient plus les effets pervers des prestations sociales soumises à condition de ressource, et plutôt qu’un filet de sécurité, qui peut aussi les maintenir dans une indigence permanente, ils y trouveraient un tremplin vers une situation meilleure. Les jeunes en obtiendraient la liberté d’expérimenter des carrières différentes et de consacrer leurs études à des matières qui ne sont pas considérées comme les plus lucratives. En outre, à l’heure d’une économie « collaborative » et du précariat (gig economy) de plus en plus répandue, qui voit les syndicats perdre leur influence et leur capacité à protéger les travailleurs, la stabilité économique qui fait défaut au plus grand nombre s’en trouverait rétablie.
Pour progresser, il faut renouveler le regard que nous portons sur les rapports qu’entretiennent le financement d’un revenu de base universel, l’impact de la robotisation et notre conception de la liberté. Ce qui signifie qu’il nous faut combiner trois propositions : l’impôt ne peut constituer une source de financement légitime de ce genre de dispositif, l’essor des machines doit être accepté, et le revenu de base universel devient la condition préalable à la liberté.
L’idée que vous travailleriez dur et paieriez vos impôts pendant que je vivrais, oisif par choix, de votre générosité obligatoire est insoutenable. Si l’on veut que le revenu de base universel soit légitime, il ne peut être financé en imposant Jacques pour payer Paul. C’est pourquoi ces fonds ne doivent pas provenir de l’impôt, mais des rendements du capital.
C’est un mythe répandu, avec l’appui des riches, que la richesse est produite individuellement avant d’être collectivisée par l’État au moyen de l’impôt. En réalité, la richesse a toujours été produite collectivement et privatisée par ceux qui en avaient le pouvoir: la classe des possédants. Les terres arables et les semences, formes prémodernes du capital, furent collectivement développées par des générations d’efforts paysans que les propriétaires fonciers s’approprièrent par des moyens détournés. Aujourd’hui, on trouve dans tous les smartphones des composants qui ont pu être mis au point grâce à des fonds publics, ou en puisant aux communs d’idées partagées, pour lesquelles aucun dividende n’a jamais été versé à la société.
Comment donc la société pourrait-elle être dédommagée ? L’impôt n’est pas la bonne réponse. Les entreprises paient un impôt en échange des services que leur fournit l’État, et non des injections de capitaux qui doivent rapporter des dividendes. Voici un argument puissant en faveur du droit des communs sur une partie du stock de capital, et par conséquent sur les dividendes associés, qui sanctionnerait les investissements de la société dans le capital des entreprises. Et parce qu’il est impossible de calculer le volume du capital public et social cristallisé dans une entreprise en particulier, ce n’est qu’au moyen d’un mécanisme politique que nous pouvons décider de la proportion de son stock de capital qui devrait appartenir à la collectivité.
Une mesure simple serait d’adopter des législations instituant le prélèvement d’un pourcentage du stock de capital (des actions) constitué à chaque introduction en Bourse pour alimenter un organisme dépositaire du capital commun, dont les dividendes associés financeraient un dividende universel de base (DUB). Ce DUB devrait – et peut – être totalement indépendant des aides sociales, de l’assurance chômage, etc., de sorte qu’on ne puisse craindre de le voir remplacer les systèmes de protection sociale, qui incarnent l’idée d’une réciprocité entre travailleurs salariés et chômeurs.
Craindre des machines qui peuvent nous libérer des servitudes du labeur, c’est là le symptôme d’une société divisée et pusillanime. Les luddistes comptent parmi les acteurs les plus mal compris de l’histoire. Leur vandalisme contre les machines fut une protestation non pas contre l’automation mais contre les conditions sociales qui les spoliaient des perspectives d’une vie décente malgré l’innovation technologique. Nos sociétés doivent accepter l’essor des machines, mais s’assurer qu’elles contribuent à une prospérité partagée en accordant sur elles à chaque citoyen des droits de propriété, qui lui rapportent un DUB.
Le revenu universel de base ouvre à une nouvelle compréhension de la liberté et de l’égalité ; il jette des ponts entre des blocs politiques jusque-là irréconciliables, tout en stabilisant la société et en renforçant la notion de prospérité partagée, confrontée à l’innovation technologique qui, sans cela, serait déstabilisante. Les désaccords, bien sûr, ne cesseront pas, mais ils porteront sur des questions comme la proportion de titres des sociétés cotées qui devront alimenter l’organisme dépositaire, sur le montant des prestations sociales et de l’assurance chômage qui viendra s’ajouter au DUB et sur le contenu des contrats de travail.
Ceux qui ne parviennent pas à se réconcilier avec l’idée d’obtenir « quelque chose en échange de rien » devraient se poser quelques questions simples: ne voudrais-je pas voir mes enfants bénéficier d’un fonds de prévoyance qui les mettrait à l’abri de la misère et leur permettrait d’investir sans crainte dans leurs talents réels ? Leur tranquillité d’esprit en ferait-elle des oisifs paresseux ? Si tel n’est pas le cas, sur quelle base morale refusons-nous à tous les enfants de profiter des mêmes avantages ?
Traduction »