Sur l’identité, la coexistence, le repli sur soi en Suisse.





Extrait:
Les étrangers véritablement à craindre, dont – chose étrange – on ne parle jamais en termes de menace, sont autres! Ce sont les étrangers “invisibles”, sans visage. Il est impossible de les rencontrer, et cependant ils conditionnent notre vie et menacent réellement notre vivre ensemble. Ce sont ces sociétés internationales de la finance qui court-circuitent des pans entiers du système économique par le seul transfert de richesses, sans pour autant en créer. Ce sont des organisations criminelles, qui recyclent de l’argent et mettent ainsi sous leur contrôle des entreprises et des commerces; qui transfèrent les gains issus des leurs salons de massage moyennant le marché financier.
Les étrangers que nous rencontrons (le frontalier, la serveuse d’Europe de l’est, le transfuge nigérien…) ont un nom et un prénom, des visages, des sentiments, des rêves, des déceptions et des espoirs. Nous pouvons nous y accrocher pour mieux les connaître et cheminer avec eux.
L’étranger dangereux (la société financière qui recycle de l’argent, la bande de criminels qui op-prime ses propres compatriotes) est anonyme, sans visage, sans coeur, sans âme, se prévalant uniquement du gain à outrance. Avec cet étranger-là, nous ne pouvons pas discuter, nous ne pouvons pas le voir en face, instaurer un dialogue avec lui. Nous ne pouvons pas non plus nous disputer avec lui. D’autre part, il ne nous dérange pas trop, il est vrai, parce qu’il ne forme pas de queue sur l’autoroute et ne vole pas dans nos maisons. Mais il nous subjugue de façon plus pénétrante et sournoise, en nous dérobant la conscience et la culture.


Texte complet:
Une demi-année après l’initiative “contre l’immigration de masse” et quelques mois avant l’initiative “Ecopop” nous avons à réfléchir sur ce qui fait l'”identité” de la Suisse, quel est notre rapport à l'”étranger” et comment nous imaginons le vivre ensemble dans notre pays. Le 1er août se situe idéalement entre ces deux dates importantes. Un motif de plus pour dédier à ce thème le message 2014 des évêques suisses.
Le point de départ de notre réflexion est la parole de Jésus: “j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli” (Mt 25, 35). Nous voulons nous approcher du thème de l'”identité de la population suisse” en relevant trois aspects:
l’identité de peuple suisse, qui grandit vers une souveraineté (le peuple souverain);
l”identité chrétienne, profondément enracinée dans l’histoire et la tradition du peuple suisse, suscitant l’esprit de communauté et d’appartenance;
l’identité de l’autre, qu’on ne peut pas négliger par rapport au vivre ensemble.
1. Identité du peuple suisse
Des valeurs communes sont à la base du vivre ensemble en Suisse, depuis des siècles. Ce sont des valeurs dont ne cessent de découler de nouveaux modèles de coexistence.
La Suisse naît d’une exigence d’autonomie et d’autodétermination, qui ont permis à son histoire de composer avec des groupes ethniques différents par langue, confession, culture et tradition. Il en découle la conviction que la Suisse est une “nation par volonté” (Willensnation) plutôt qu’une nation fondée sur la descendance et les liens de sang (ius sanguinis).
La diversité est un élément constitutif de l’identité du peuple suisse. A l’échelon politique, la “formule magique” en est l’exemple le plus remarquable, parce qu’elle a su lier, dans l’oeuvre de gouvernement du pays, les différentes cultures politiques, si différentes soient-elles l’une de l’autre, libérale, socialiste, catholique, réformée, citadine ou agraire.
 Il importe de chercher la solution aux problèmes de manière davantage pragmatique qu’idéologique. Le processus de médiation amène toujours à s’investir pour un dénominateur commun, si petit soit-il, afin de désamorcer les conflits et trouver des réponses communes.
Le peuple a toujours le dernier mot. Celui qui prône une solution doit émousser les extrêmes, parce qu’il sait d’emblée devoir compter avec le peuple et la démocratie directe.
L’ancrage de la Suissesse et du Suisse dans son pays répond de deux modèles: la patrie (terre où l’on naît et grandit) et le lieu d’origine (terre des pères). En ce sens, le citoyen suisse vit des “identités multiples”: il naît à un endroit, vit et travaille à un autre, il pourrait ainsi se référer à la terre des pères comme à une “patrie”, tout en vivant ailleurs.
 L’aide réciproque, caractérisant les cantons constitutifs de la Confédération dès ses origines, s’élargit à la vaste tradition humanitaire d’accueil, solidarité et soutien.
2. Identité chrétienne
Force est de reconnaître que les valeurs bibliques et chrétiennes sont profondément enracinées dans la population de notre pays. La communauté chrétienne doit récupérer ces valeurs et en prendre véritablement conscience. Elle doit aussi ramener ces valeurs chrétiennes aux nécessités actuelles. Il ne suffit pas de s’en rappeler et d’en parler. Il faut les interpréter, en assumer la signification profonde pour l’aujourd’hui, les concrétiser surtout.
A présent, ces valeurs sont fréquemment arborées et proclamées par ceux qui souhaitent les instrumentaliser contre un ennemi potentiel (l’autre, l’étranger, le musulman). En tant qu’Églises, nous ne devons pas nous borner à les répéter, sans véritablement les vivre au présent. Sinon nous risquons de provoquer un effet d’identification entre le croyant et celui qui instrumentalise ces valeurs pour “défendre nos traditions chrétiennes”, sans pour autant les comprendre et en relever le défi. Au final, nous aurons nombre de bons chrétiens convaincus que la meilleure façon de défendre le christianisme est de limiter l’accès aux étrangers, empêcher quelques-uns de leurs droits, ériger des murs et des barrières.
Je me permets de rappeler quelques passages des Écritures qui peuvent orienter une réflexion chrétienne sur les étrangers.
Dans la Torah – les enseignements de l’Ancien Testament – le thème surgit précocement. Gardons en mémoire Deutéronome 24,17-22, où l’étranger est assimilé aux autres défavorisés, les orphelins et les veuves, nécessitant de protection particulière; et, surtout, Lévitique 19,33-34 (Code de sainteté), où l’on prescrit d’aimer l’étranger “comme soi-même”.
Deutéronome 24,17-22
17 Tu ne feras pas dévier le droit de l’immigré ni celui de l’orphelin, et tu ne feras pas saisir comme gage le manteau de la veuve.
18 Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte et que le Seigneur ton Dieu t’a racheté. Voilà pourquoi je te donne ce commandement.
19 Lorsque tu feras ta moisson, si tu oublies une gerbe dans ton champ, tu ne retourneras pas la chercher. Laisse-la pour l’immigré, l’orphelin et la veuve, afin que le Seigneur ton Dieu te bénisse dans tous tes travaux. 20Lorsque tu auras récolté tes olives, tu ne retourneras pas chercher ce qui reste. Laisse-le pour l’immigré, l’orphelin et la veuve. 21Lorsque tu vendangeras ta vigne, tu ne retourneras pas grappiller ce qui reste. Laisse-le pour l’immigré, l’orphelin et la veuve. 22Souviens-toi que tu as été esclave au pays d’Égypte. Voilà pourquoi je te donne ce commandement.
Lévitique 19,33-34

33 Quand un immigré résidera avec vous dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas. 34L’immigré qui réside avec vous sera parmi vous comme un Israélite de souche, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous-mêmes avez été immigrés au pays d’Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu.
De même dans le Nouveau Testament, les rappels à accueillir l’autre ne font pas défaut, appels en vue de l’ouverture face aux différences, en faveur de la justice, du pardon, de la compréhension réciproque, de la fraternité. Les versets de l’Évangile de saint Matthieu sont décisifs. Nous y trouvons une illustration prophétique du Jugement Dernier, qui mesurera l’homme à son attitude envers les nécessiteux.
Matthieu 25,34-40

34 Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : “Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde.

35 Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ;

36 j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prson, et vous êtes venus jusqu’à moi !”

37 Alors les justes lui répondront : “Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu… ? tu avais donc faim, et nous t’avons nourri ? tu avais soif, et nous t’avons donné à boire ?

38 tu étais un étranger, et nous t’avons accueilli ? tu étais nu, et nous t’avons habillé ? 39tu étais malade ou en prison… Quand sommes-nous venus jusqu’à toi ?”

40 Et le Roi leur ré-pondra : “Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.”

3. Identité de l’autre
La Suisse est le pays d’Europe avec le plus grand taux d’étrangers après Luxembourg: à peu près le quart de la population résidente. En France ce sont à peine 6 %, en Allemagne un peu plus que 8%. Il est vrai que les chiffres sont difficilement comparables, étant donné que chez nous les clauses apposées à toute immigration sont plus nombreuses que pour la plupart des pays de l’UE. Ceci étant, ces chiffres parlent quelque part en faveur du modèle suisse d’intégration: la conflictualité liée à la présence des étrangers chez nos voisins européens dépasse largement celle qu’on observe dans notre pays, et pourtant ils comptent moins d’étrangers.
La première réflexion qui s’impose est toutefois liée à l’identité de l’étranger, une identité plurielle: il existe de multiples appartenances liées au pays d’origine, voire à l’ethnie, à la religion. Il est impossible de définir un modèle commun d'”étranger”, il est pourtant indispensable de prendre conscience que la population suisse (avec sa propre ‘identité’) se trouve confrontée à une multitude d’autres identités qui peuvent faire obstacle à une approche sereine. Peuvent alors surgir des généralisations et des simplifications qui séparent et éloignent, n’unissent et ne rapprochent point.
Il ne faut pas ignorer non plus qu’au sein d’un seul et même groupe ethnique se développent des identités différentes, découlant du type de présence sur sol suisse: d’une part l’immigré(e) qui a quitté son pays et s’est rendu(e) en Suisse pour des motifs de travail ou de survie; d’autre part celui ou celle de la deuxième génération, qui a fréquenté l’école en Suisse et s’y trouve culturellement chez soi et a intégré des références propres à notre culture, qui s’éloignent du pays d’origine des parents. Nous nous trouvons face à différentes identités, que ce soit à l’intérieur d’une même famille ou d’un même groupe ethnique. Un jeune Kosovar ou Sri-lankais, né et scolarisé en Suisse, s’identifiera-t-il avec ses origines ou plutôt avec son milieu de vie?
Un aspect nouveau, ressenti par ailleurs comme une menace, est lié à l’identité religieuse. A l’heure actuelle, la grande majorité des immigrés demeure toujours liée à une Église chrétienne, mais il est vrai que s’y ajoutent de plus en plus des personnes d’autres religions, surtout musulmanes. Un motif de peur en plus pour l’identité de la Suisse…
4. Vivre ensemble
La coexistence se fonde sur des valeurs, des normes et des attitudes partagées. Repérons-les. En même temps, reconnaissons les différences et cherchons le dialogue. Les différences censées nous séparer les uns des autres peuvent être une opportunité de rencontre.
Rencontrer la personne, avant de regarder la “catégorie” à laquelle elle appartient: c’est là un engagement qui nous stimule à soutenir l’étranger qui frappe à notre porte pour se familiariser avec notre langue et notre histoire, nos institutions et nos lois.
Si l’on vise à bâtir une société intégrée, la promotion du dialogue et une confrontation positive sont indispensables pour reconnaître un noyau de valeurs communes, sur lesquelles tabler une intégration réciproque. Évitons la tendance à créer des communautés parallèles, chacune ayant la présomption d’être meilleure que les autres. Pour que se réalise une coexistence pacifique, fuyons certaines attitudes erronées faites tantôt de peur, tantôt de conflictualité, ou simplement teintées d’indifférence.
Assumons la réalité que des étrangers vivent parmi nous. Ne les considérons pas, par insouciance et désintérêt, comme une présence marginale parmi nous; mais évitons également le zèle désinformé qui, pour certains d’entre nous, se transforme en peur, réaction de défense, opposition face à cette présence nouvelle. Chez d’autres encore, cette même attitude pousse à chercher l’égalité de toutes les expressions de foi, en mettant tout au même niveau, sans considération pour les différences.
Il faut en l’occurrence se soucier, par rapport à la religion islamique, que soit acceptée la différence entre dimension religieuse et civile, entre croyances et lois de l’État. C’est à nous d’oeuvrer pour qu’ils saisissent notre histoire de sécularisation et apprennent à distinguer entre religion, foi et société. Pour opérer une coexistence positive, force est de cultiver cette attitude critique, attentive et fondée.
Si nous considérons que presqu’un quart de notre population est étranger, nous devons admettre que l’esprit traditionnel d’hospitalité caractérisant la Suisse ne s’est pas tari au long des siècles.
Il existe bien sûr des phénomènes négatifs, qui demandent d’être dénoncés et combattus. Pensons à ces femmes qui, provenant en majorité des pays de l’Est, sont alléchées par des promesses de travail et poussées dans les abîmes de la prostitution. Cette plaie déshonore notre pays et ses traditions.
Une autre plaie sont les salaires trop réduits des travailleurs étrangers. L’on est arrivé au point que nos ouvriers perdent leur travail, étant remplacés par une main d’oeuvre étrangère rétribuée de façon risible. Cette honte doit être affrontée et évincée, en fixant un salaire minimum pour les diverses branches professionnelles. Malgré le refus net du salaire minimum lors de la dernière votation, le problème demeure aigu.
Il faut aussi garder un oeil sur le phénomène des sous-traitances et éviter ainsi le dumping salarial, qui se fait également aux dépens de la qualité. Il va de soi que l’ouvrier suisse au chômage se senti-ra humilié et blessé par une situation injuste qui s’est créée sur certains marchés du travail, notamment au Tessin. Dans ce cas, il ne faudrait pas parler de xénophobie, mais d’injustice flagrante sur le marché du travail.
Pour une plus grande justice sociale
L’on ne répétera jamais assez ce principe que notre Constitution définit dans le Préambule: “La for-ce de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres”. Nous pensons non seulement aux étrangers, mais aussi à tous ceux et celles qui sont indigents, malades, âgés. Nous devons appliquer nos lois avec courage, afin de protéger les plus faibles.
Songeons à la personne âgée dont la famille ne peut plus s’occuper. Si on ne trouve pas de place pour elle dans une maison de soins, elle se sent humiliée et négligée, se considère comme un poids pour la société.
Reconnaissons que la vie d’une personne ressent de l’application correcte ou moins d’une loi. Quand nous hébergeons chez nous des étrangers demandant l’asile et que nous leur offrons un travail pour-tant modeste, ils s’engagent et concourent ainsi au bien de toute la communauté. En revanche, quand ils sont condamnés à l’oisiveté, ils peuvent glisser dans la délinquance, placés qu’ils sont dans une situation déshumanisante.
Plus nous savons comprendre leur drame et plus nous pourrons aider avec intelligence et humanité.
5. Repli sur soi
Entre Suisses et étrangers, les valeurs peuvent diverger et entrer en compétition. La réaction instinctive est alors de les exclure, voire de les exclure à priori: une fermeture au préalable, avant même de les connaître. Le premier sentiment qui a fortiori amène au repli sur soi est la peur. Un sentiment légitime et naturel, mais qui demande à être dépassé, car il est irrationnel.
Nier la peur revient à nier la réalité. Affirmer génériquement “qu’il ne faut pas avoir peur des étrangers” est une réponse insatisfaisante. La réponse appropriée, par contre, est raisonnable et invite à connaître l’autre, à dépasser l’ignorance de l’inconnu. La règle selon laquelle il faut “regarder dans les yeux quand on fait l’aumône” vaut aussi pour aller à l’encontre d’une personne qu’on ne connaît pas. Dans notre cas, l’étranger. Si la volonté de connaître l’autre prime sur d’autres considérations, une perspective nouvelle s’ouvre devant nous.
Ne nous leurrons pas: le frontalier, les artisans et les petites entreprises étrangères qui arrivent à subsister par des travaux faits en Suisse, le requérant d’asile, sont des personnes avec lesquelles on peut pourtant parler et débattre.
Les étrangers véritablement à craindre, dont – chose étrange – on ne parle jamais en termes de menace, sont autres! Ce sont les étrangers “invisibles”, sans visage. Il est impossible de les rencontrer, et cependant ils conditionnent notre vie et menacent réellement notre vivre ensemble. Ce sont ces sociétés internationales de la finance qui court-circuitent des pans entiers du système économique par le seul transfert de richesses, sans pour autant en créer. Ce sont des organisations criminelles, qui recyclent de l’argent et mettent ainsi sous leur contrôle des entreprises et des commerces; qui transfèrent les gains issus des leurs salons de massage moyennant le marché financier.
Les étrangers que nous rencontrons (le frontalier, la serveuse d’Europe de l’est, le transfuge nigérien…) ont un nom et un prénom, des visages, des sentiments, des rêves, des déceptions et des espoirs. Nous pouvons nous y accrocher pour mieux les connaître et cheminer avec eux.
L’étranger dangereux (la société financière qui recycle de l’argent, la bande de criminels qui op-prime ses propres compatriotes) est anonyme, sans visage, sans coeur, sans âme, se prévalant uniquement du gain à outrance. Avec cet étranger-là, nous ne pouvons pas discuter, nous ne pouvons pas le voir en face, instaurer un dialogue avec lui. Nous ne pouvons pas non plus nous disputer avec lui. D’autre part, il ne nous dérange pas trop, il est vrai, parce qu’il ne forme pas de queue sur l’autoroute et ne vole pas dans nos maisons. Mais il nous subjugue de façon plus pénétrante et sournoise, en nous dérobant la conscience et la culture.
La menace du déferlement migratoire est un refrain récurrent. Le surpeuplement de la Suisse est un spectre qui réapparaît périodiquement, surtout à partir du début du siècle passé. Mais cette menace, tout en étant présente de façon irrationnelle dans la conscience d’une partie de la population, instrumentalisée par des partis populistes et des mouvements locaux, mérite d’être redimensionnée. Le temps et une politique de concordance l’ont toujours réabsorbée.
Le dernier épisode de cette saga (la votation du 9 février 2014 sur l’initiative populaire “contre l’immigration de masse”) doit être correctement interprété, avant d’être balayé d’un revers de la main et taxé de xénophobe. Il faut le situer dans son contexte, dans une Europe où l’abolition des frontières et la libre circulation des personnes ont provoqué des réactions irrationnelles et généralisées dans bien des pays.
Dans ce sens, la Suisse n’a que relevé et anticipé un sentiment diffus parmi les populations européennes, censé s’accroître en deux scénarios opposés: soit être réabsorbé, le temps aidant, par de nouvelles générations de citoyens (“Européens” avant d’être Allemands, Portugais, Anglais, Grecs, Espagnols ou Français); soit se raidir dans des mouvements nationalistes et eurosceptiques, qui en amèneront certains à se défiler du ‘mastodonte européen’.
Enfin, parler de repli sur soi signifie aussi parler de l’étranger qui s’auto-exclu par rapport aux Suisses. Les motifs sont nombreux: la peur, la crainte d’être renvoyé, les problèmes linguistiques. Sans langage, il n’y a pas de communication véritable. Et encore: la solitude de l’étranger, de l’immigré, du réfugié, un état d’âme portant à se refermer sur soi-même ou encore pire sur un groupe qui s’auto-exclu.
6. Vers une fraternité universelle
Nous sommes tous frères et soeurs, fils de l’unique Père des cieux (Matthieu 23,9). Le seul et unique Créateur illumine tous ses enfants de la lumière du Verbe (Jean 1, 1-9). Le génie propre de tout peuple et de toute culture dévoile la variété et la beauté de la création.
Nous savons que l’émigration est un phénomène douloureux, qui découle de l’indigence et oblige à chercher du travail et un toit ailleurs. L’expérience que font aujourd’hui bien des peuples défavorisés était la nôtre il n’y a pas bien longtemps. Dieu veut une distribution équitable de la richesse, pour que chaque membre de la famille humaine profite du bien-être et de la paix. Le symbole de la manne, équitablement distribuée, est un indice de la volonté du Père que les hommes vivent en frères et soeurs (Exode 16,17-21).
Il n’est pas possible d’atténuer la pression des peuples affamés par le bruit des armes et en érigeant des barrières toujours plus hautes, mais en redistribuant ce que l’avidité et la cupidité de certains a ravi à combien de pays de par le monde.
Nos diocèses suisses vivent depuis des décennies une expérience qui ne doit pas être négligée. L’on a créé sur les différents continents des centres d’engagement civique et d’évangélisation. De petits mondes ont surgi, développant l’agriculture, l’artisanat, la santé publique, la formation. De ces régions, personne ne vient chez nous, si ce n’est quelques ouvriers spécialisés, qui ensuite iront enseigner une nouvelle activité à leurs compatriotes. En créant des conditions de développement har-monieux, on pose les bases pour une paix durable. La paix n’a jamais été bâtie et ne se bâtira jamais avec les armes, mais avec le partage des biens.
Récemment, la Suisse a commencé à faire lumière sur un chapitre obscur de son histoire sociale, en levant le voile sur les drames d’enfants, garçons et jeunes victimes de mesures de coercition prises à des fins d’assistance. Ces faits touchent des enfants assignés d’office ou adoptés de force, des personnes internées par décision administrative dans des instituts fermés, ou qui se sont vu nier le droit à la reproduction par des stérilisations forcées ou des avortements imposés. S’ajoute à ce cadre la répression qu’ont subie les nomades. Tandis que la société civile est sensibilisée à l’examen de ces événements tragiques et se prédispose à compenser (aussi financièrement) les torts les plus graves, force est de ne pas provoquer de nouvelles injustices et de nouvelles souffrances, par égoïsme ou par des peurs injustifiées.
Le mal qui nous ronge est notre égoïsme. Plus nous ouvrons la raison et le coeur à la fraternité, plus nous travaillons à terme pour un monde meilleur. Si notre pays s’engage à prendre au sérieux sa de-vise “Un pour tous et tous pour un”, il élargira son expérience de fraternité aux dimensions du monde.
Dans la plénitude de la vie, “Dieu sera tout en tous” (1 Corinthiens 15,28). Enracinons-nous davantage dans l’amour pour apercevoir que notre vie réalise ainsi la fraternité universelle, qui est pour nous tous une clé du bonheur.
Nous souhaitons que cela puisse se faire dans une fidélité authentique à notre identité civile, sociale, culturelle et religieuse.
Au nom des évêques suisses:
Mgr Pier Giacomo Grampa, évêque émérite de Lugano

Message des évêques suisses pour le 1er août 2014
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