Revenu universel : toutes les expériences prouvent que la proposition n’est pas utopique

Rutger Bregman

Les sans-abris de Londres
Argent gratuit

Le revenu universel a fait du chemin depuis sa conception au XVIe siècle. Ses expérimentations ont toutes réussi. (Partie 1)

Une « utopie pour réalistes ». C’est ainsi que Rutger Bregman, l’auteur de cet article, définit le revenu universel. Utopique, parce que l’idée d’un revenu mensuel accordé inconditionnellement à tous les citoyens majeurs du pays semble sortir d’un songe de doux rêveurs ; réaliste, parce qu’au fil des quatre chapitres qui suivent, le journaliste néerlandais démontre minutieusement que l’idée est réalisable (en s’appuyant sur de nombreuses expérimentations réussies). Si elle n’a jamais été appliquée au niveau national, toutes les expériences menées sur la planète ont été un succès, quelle que soit la période de l’histoire à laquelle elles ont eu lieu.

L’Utopie de Thomas More

C’est qu’avant de figurer en bonne place dans le programme de Benoît Hamon, contribuant à sa victoire à la primaire de la gauche le dimanche 29 janvier dernier, l’idée d’un revenu universel a fait du chemin. Ainsi, lorsqu’il publie L’Utopie en 1516, l’homme politique et philosophe anglais Thomas More y fait déjà référence. Et pour cause, elle est pensée pour la première fois par son ami et collègue, l’Espagnol Juan Luis Vives, jamais avare de réflexions visant à réformer l’organisation sociale sous un jour plus humaniste. En 1526, après avoir fui l’Inquisition espagnole en 1509 et étudié à la Sorbonne, c’est réfugié à Louvain – où séjournent Thomas More et d’autres humanistes – qu’il fait paraître De Subventione pauperum, « De l’Assistance aux pauvres ». Ce traité, adressé aux magistrats de Bruges où sévit une pauvreté qui l’écœure, contient pour la première fois l’idée d’un moyen de subsistance accordé à tous, aux pauvres comme aux riches.

« Même ceux qui ont dilapidé leur fortune dans une vie dissolue – dans les jeux, les prostituées, le luxe excessif, la gloutonerie et les paris – devraient avoir de quoi manger, car personne ne devrait mourir de faim », écrit ce philosophe juif converti au catholicisme, né à Valence. Sa pensée inspirera certaines villes des environs de mettre en place les premières expérimentations, comme la municipalité flamande d’Ypres. Depuis lors, sa thèse a traversé les âges et les esprits de bon nombre de penseurs.

En 1895, dans La Machine à explorer le temps, H. G. Wells décrit une société des Eloïs reposant sur un revenu universel pour pallier au chômage causé par l’automatisation généralisée de leur société. Dans son dernier livre paru en 1967, Où allons-nous ? la dernière chance de la démocratie américaine, Martin Luther King écrit sa conviction qu’il est possible de créer un « revenu garanti » pour tous les citoyens américains.

Aujourd’hui, tandis que des expériences ont lieu en ce moment-même au Rwanda, en Finlande ou en Inde, c’est dans le débat public français que le revenu universel a fait son entrée, principalement par l’intermédiaire du candidat socialiste Benoît Hamon. Le 22 mai 2016, un groupe de travail de la Fondation Jean Jaurès, proche du PS, a remis au gouvernement un rapport intitulé « Revenu de base, de l’utopie à la réalité ? », qui proposait différents scénarios dans la perspective d’une mise en application de l’allocation universelle. C’est pour le second qu’a opté Benoît Hamon – de 750 €, soit 504 Md€ de dépenses, ou 24 % du PIB, finançables d’après le rapport.

Quoiqu’il advienne dans les prochains mois, il est peu probable qu’un revenu universel voit le jour à l’échelle de la nation avant plusieurs années. Mais maintenant qu’il est omniprésent dans le débat politique français, l’article qui suit vous éclairera, au-delà des idées, sur les différentes occasions au cours desquelles l’idée a été testée, pour des résultats enthousiasmants.

Crédits : Jim Cooke

Les sans-abris de Londres

Londres, mai 2009. C’est le début d’une petite expérience réalisée avec treize hommes sans-abris. Des vétérans de la rue. Certains d’entre eux dorment sur le pavé froid de la City, le centre financier de l’Europe, depuis plus de 40 ans. Leur présence est loin de ne rien coûter. Entre la police, l’assistance juridique et les soins de santé, les treize hommes coûtent des milliers de livres aux contribuables. Chaque année.

En ce printemps, une association locale prend une décision radicale. Les vétérans de la rue vont devenir les sujets d’une expérience sociale innovante. Finis les timbres alimentaires, la soupe populaire ou les hébergements temporaires pour eux. Ils vont bénéficier d’un renflouement massif, financé par les contribuables. Ils recevront chacun 3 000 livres, en liquide et sans conditions. Il leur appartient de décider comment ils vont le dépenser, les services de conseil sont totalement optionnels. Pas de prérequis, pas d’interrogatoire sévère. La seule question à laquelle ils doivent répondre est la suivante :

Qu’est-ce qui est bon pour vous, à votre avis ?

La City de Londres
Crédits : ITV

« Je ne m’attendais pas à un miracle », se rappelle un travailleur social.

Les désirs des sans-abris se sont révélés tout à fait modestes. Un téléphone, un passeport, un dictionnaire : chaque participant avait sa propre vision de ce qu’il y avait de mieux pour lui. Aucun d’entre eux n’a gaspillé son argent en alcool, en drogues ou aux paris. Bien au contraire, la plupart se sont montrés très économes avec l’argent qu’ils ont reçu. En moyenne, seules 800 livres avaient été dépensées au cours de la première année.

La vie de Simon a changé du tout au tout grâce à cet argent. Accro à l’héroïne depuis vingt ans, il a réussi à décrocher et a commencé à prendre des cours de jardinage. « Pour la première fois dans ma vie, tout allait de soi, j’ai l’impression que désormais je peux vraiment en faire quelque chose », dit-il. « Je songe à retourner à la maison. J’ai deux gamins. »

Un an après le début de l’expérience, onze des treize hommes avaient un toit au-dessus de leur tête. Ils ont accepté d’être placés en foyer, se sont inscrits pour prendre des cours, ils ont appris à cuisiner, ont reçu des traitements pour se défaire de leurs addictions, ils ont rendu visite à leurs familles et ont échafaudé des plans pour le futur. « J’adorais lorsqu’il faisait froid », se souvient l’un d’eux. « Maintenant, je déteste ça. » Après des décennies d’amendes, d’intimidation, de persécution et d’emploi de la force en vain par les autorités, onze vagabonds ont fini par quitter le pavé.

Combien cela a coûté ? 50 000 livres par an, en incluant les salaires des travailleurs sociaux. En plus d’avoir donné un nouveau départ dans la vie à onze individus, le projet a permis d’économiser au moins sept fois ce qu’ils coûtaient auparavant à la société. Même The Economist a conclu après la fin de l’expérience :

« La façon la plus efficace de dépenser l’argent pour régler les problèmes des sans-abris est peut-être bien de leur en donner directement. »
Argent gratuit

Nous avons tendance à présumer du fait que les pauvres sont incapables de gérer leur argent. S’ils en avaient, se disent bon nombre de gens, ils le dépenseraient probablement en fast-food et en bière bon marché, pas pour acheter des fruits ou se payer des études. Ce genre de raisonnements président à la myriade de programmes sociaux, de jungles administratives, d’armées de coordinateurs de programmes d’aide sociale, ainsi qu’aux légions d’équipes qui veillent à la marche de l’État-providence contemporain. Depuis le début de la crise, le nombre d’initiatives qui combattent la fraude aux allocations et aux subventions est en nette augmentation.

Les gens doivent « travailler pour leur argent », incline-t-on à penser. Au cours des récentes décennies, l’aide sociale a été réorientée vers un marché du travail qui ne crée pas assez d’emplois. Le passage du welfare au workfare – soit d’un système d’aide sociale redistributive en faveur des populations défavorisées à l’octroiement d’allocations à la condition d’une recherche d’un travail – est international. Il faut obligatoirement rechercher un emploi au plus vite, songer à des trajectoires de réinsertion, voire obligatoirement s’investir dans des activités bénévoles. Le message sous-jacent ? L’argent distribué gratuitement rend les gens paresseux.

Sauf que ce n’est pas le cas.

Les versements M-Pesa du Kenya
Crédits : GiveDirectly

Il s’appelle Bernard Omandi. Pendant des années, il a travaillé dans une carrière, quelque part dans la région inhabitable de l’ouest du Kenya. Bernard gagnait deux dollars par jour, jusqu’à ce qu’un matin, il reçoive un texto des plus inhabituels. « Quand j’ai vu le message, j’ai sauté de joie », se rappelle-t-il. Il avait une bonne raison de réagir de la sorte : son compte venait tout juste d’être crédité de 500 dollars. Pour Bernard, cette somme équivalait à presque un an de salaire.

Deux mois plus tard, un reporter du New York Times s’est promené dans son village. C’était comme si tout le monde avec décroché le jackpot, mais personne n’avait gaspillé l’argent. Les gens réparaient leurs maisons et lançaient de petites entreprises. Bernard gagnait entre six et neuf dollars par jour au guidon de sa Bajaj Boxer neuve, une moto indienne qu’il utilise pour assurer le transport des habitants du coin. « Le choix revient aux défavorisés, pas à moi », explique Michael Faye, le co-fondateur de GiveDirectly. « La vérité, c’est que je ne pense pas savoir très bien ce dont les personnes défavorisées ont besoin. » Quand Google s’est penché sur les résultats de l’opération de GiveDirectly, la firme de la Silicon Valley a immédiatement décidé de leur donner 2,5 millions de dollars.

Bernard et les autres habitants de son village n’ont pas été les seuls à avoir cette chance. En 2008, le gouvernement ougandais a donné environ 400 dollars à près de 12 000 jeunes âgés entre 16 et 35 ans. Juste de l’argent, on ne leur a posé aucune question. Et devinez quoi, les résultats ont été stupéfiants. Près de quatre ans plus tard, les réinvestissements entrepreneuriaux ou éducatifs de ces jeunes ont permis à leurs revenus d’augmenter de 50 %. Leurs chances d’être embauchés a pour sa part bondi de 60 %.

Un autre programme ougandais à offert 150 dollars à 1 800 femmes défavorisées du nord du pays. Là encore, les revenus ont augmenté de manière significative. Les femmes qui étaient aidées dans leurs démarches par un travailleur social étaient légèrement mieux loties, mais des calculs ultérieurs ont démontré que le programme aurait été plus efficace encore si le salaire des travailleurs sociaux avait été tout simplement redistribué entre les femmes.

« On ne peut pas se remonter les manches quand on n’a pas de chemise. »

Des études venues du monde entier convergent au même point : distribuer de l’argent aide incontestablement. On a démontré qu’il existait une corrélation entre l’argent gratuit et la baisse de la criminalité, des inégalités, de la malnutrition, de la mortalité infantile, des grossesses précoces, de l’absentéisme à l’école ; ainsi qu’une augmentation significative des résultats scolaires, de la croissance économique et de l’émancipation. « La principale raison pour laquelle les gens pauvres sont pauvres, c’est qu’ils n’ont pas assez d’argent », affirmait sèchement l’économiste Charles Kenny, membre du Center for Global Development, en juin 2014. « Il ne devrait pas être surprenant de constater que leur donner de l’argent est une excellente façon de remédier au problème. »

Lors du projet Just Give Money to the Poor en 2010, les chercheurs de l’Institut Brookes pour la pauvreté dans le monde, un institut indépendant basé à l’université de Manchester, ont donné de nombreux exemples au cours desquels l’argent avait été dépensé avec succès. En Namibie, la malnutrition, la criminalité et l’absentéisme à l’école ont respectivement chuté de 25 %, 42 % et près de 40 %. Au Malawi, les inscriptions au sein d’établissements scolaires pour les filles et les femmes ont connu une augmentation de 40 %, avec ou sans conditions. Du Brésil à l’Inde en passant par le Mexique et l’Afrique du Sud, il y a eu de nombreux programmes de distribution d’argent sans condition au cours des dix dernières années. Bien que les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) n’en ont pas fait mention, aujourd’hui plus de 110 millions de familles en bénéficient, dans au moins 45 pays.

Des chercheurs ont résumé les avantages de ces programmes :

1. Les ménages font bon usage de cet argent.

2. La pauvreté recule.

3. L’impact positif en termes de revenus, de santé et de rentrées fiscales est considérable sur le long terme.

4. On ne constate pas d’impact négatif sur la main-d’œuvre disponible : les bénéficiaires de cet argent ne travaillent pas moins.

5. Les programmes ont permis d’économiser de l’argent.

Bernard Omandi sur sa moto
Crédits : NPR

Pourquoi envoyer dans les pays concernés des étrangers en 4×4 aux salaires conséquents, quand nous pouvons nous contenter d’y envoyer de l’argent ? Cela diminuerait aussi considérablement le risque que des fonctionnaires corrompus prennent leur part au passage. L’argent gratuit stimule l’économie toute entière : la consommation progresse et engendre davantage d’offres d’emplois et des revenus plus élevés.

« La pauvreté est essentiellement un problème de manque d’argent, ça n’a rien à voir avec la stupidité », remarque l’auteur Joseph Hanlon. « On ne peut pas se remonter les manches quand on n’a pas de chemise. »
LISEZ ICI LA SUITE DE L’HISTOIRE
LE REVENU MINIMUM UNIVERSEL
EST-IL LA SOLUTION À LA CRISE ?

Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après un essai adapté du livre Utopia for Realists: The Case for a Universal Basic Income, Open Borders, and a 15-Hour Workweek, de Rutger Bregman. Utopia for Realists est né sur De Correspondent et le livre est disponible sur Amazon.

Couverture : Illustration par De Correspondent.

Traduction »