LA SEULE RÉVOLUTION SOCIALE
VRAIMENT RADICALE

 (et à laquelle pourraient travailler d’un commun accord
chrétiens et non-chrétiens): 

Une société sans argent;
un pays dans lequel l’argent soit banni
de la vie des citoyens

 (Dernier écrit de Jacques Maritain, achevé la veille de sa mort. 28-IV-1973) 


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I


Les tentatives (mal conçue du reste) faites par Fidel Castro dans ce sens on échoué en raison de l’esprit (totalitaire) qui les animait, comme aussi en raison des circonstances (avant tout, la générale improductivité de Cuba) . Mais je suis de plus en plus fasciné par l’idée elle-même d’une société sans argent; et si malgré mon incompétence je me suis laissé aller à écrire, au prix d’un vaste et redoutable effort de l’imagination, des notes sur les questions qui m’obsèdent à son sujet, c’est dans l’espoir que tous les problèmes suscités par cette idée attireront peut-être un jour l’attention d’un bon économiste dégoûté d’une civilisation dans laquelle tout est soumis au règne absolu du fric.


Dans le pays dont je rêve, il n’y aurait aucun étalon or ou dollar; l’État fabriquerait à l’usage des citoyens une quantité indéfinie, sans aucune limite assignable et aussi vaste qu’il faudrait, de jetons qui remplaceraient l’argent (1).


Et à chacun des citoyens (aux célibataires pour leur part, mais il m’est plus commode de prendre pour exemple le cas des chefs de famille) seraient distribués assez de jetons pour permettre à tous de jouir d’une aisance assurant gratuitement, à un certain niveau de base assez élevé pour qu’ils aient une existence digne de l’homme, la vie matérielle (logement, habillement, alimentation, soins médicaux, etc.) d’une famille et sa vie intellectuelle (enseignement primaire et secondaire gratuits, y compris l’éducation sportive). Mais ce n’est pas l’État, ce sont les syndicats (j’emploie ce mot faute de mieux, et dans un sens très élargi) ou groupements librement formés, dont les administrateurs seraient élus par les membres d’une même profession, – et cela pour absolument tous les métiers, – qui contrôleraient le travail.


Afin d’assurer le gratuit niveau de base en question, chacun des individus valides serait tenu de travailler à mi-temps – manuellement ou intellectuellement – dans la profession de son choix. Et pour éviter que certains ne se dérobent au travail tout en jouissant du commun niveau de base, ce sont les syndicats qui diminueraient dans une certaine mesure (encore humaine mais sérieuse) les gratuités reçues (par exemple en soustrayant de la quantité mensuelle de jetons à recevoir par tel ou tel les allocations qui avaient été calculées en ce qui concerne l’habillement, ou certaines commodités telles que les installations électriques, ou l’achat de vin et de tabac, ou l’octroi d’un mois de vacances annuel…).
S’agit-il des écoles d’enseignement supérieur (qui importent le plus au bien commun), ce sont de même les syndicats de professeurs et de spécialistes fédérés entre eux selon chacune des hautes disciplines à enseigner qui contrôleraient le travail des étudiants, mais à la condition que si un étudiant échoue au premier examen annuel, on lui accorde encore deux ou trois ans pour redoubler ses efforts et se présenter de nouveau. S’il échoue encore au dernier examen annuel, il aura à chercher un autre métier.
Le prix (en jetons) d’absolument toute denrée quelle qu’elle soit serait périodiquement fixé (grâce à un vaste emploi des ordinateurs) par accord entre les syndicats et l’État, en raison de deux facteurs: la fréquence ou la rareté de la chose en question, et le nombre d’heures de travail exigé pour se la procurer ou pour la produire.
Une fois faite la révolution, les riches qui voudraient garder leur argent seraient libre de l’emporter avec eux dans un autre pays où ils émigreraient. Ceux qui accepteraient la révolution feraient abandon de leur argent à l’État (pour la Caisse spéciale dont je vais parler), et feraient aussi abandon des diverses entreprises (commerciales, industrielles, agricoles, etc.) qui les ont enrichis, aux divers syndicats de même type. Ils pourraient conserver les maisons où ils habitent. Et il y aurait profit pour la communauté comme pour eux- mêmes à ce qu’ils continuent dans le nouveau régime, sous le contrôle des syndicats, à diriger les entreprises en question, qu’ils avaient fondées ou dans lesquelles ils étaient passés maitres quant à la compétence.


Il va de soi qu’en même temps que l’argent tout impôt à verser à l’État disparaitrait dans notre nouveau régime.


II


Commerce avec les autres pays, qui vivent sous le régime de l’argent. Il faut pour cela que notre État possède de l’argent dans une Caisse spéciale où il aurait seul accès. Sans parler de l’argent dont lui feraient abandon les riches acceptant le nouveau régime (il n’y a guère lieu de compter là-dessus), absolument tous les produits destinés à l’exportation (avions, machines, bétail, œuvres d’art, etc., voire découvertes faites par des équipes de savants travaillant dans le secret et encore inconnues des autres pays) seraient remis à l’État, qui les exporterait à l’étranger, lequel payerait tout cela en argent qui s’accumulerait dans la Caisse spéciale de l’État de notre nouveau pays. Et cet argent servirait à l’importation des produits que celui-ci aurait à payer en argent aux autres pays d’où ils viendraient. (il servirait aussi aux voyages à l’étranger dont il sera question dans un instant.)


Le fait que le volume de l’exportation devrait être plus élevé que celui de l’importation stimulerait la productivité de notre nouveau pays. Et l’exportation par celui-ci de tous les produits dont je viens de parler ferait incessamment grandir les réserves en argent de son État.








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Voyages à l’étranger. – Distinguons içi les voyages à l’étranger qui intéressent le bien public (congrès internationaux des savants ou d’hommes d’État, compétitions sportives internationales, informations à recueillir sur les progrès de la recherche dans les autres pays, etc.) et les voyages à l’étranger désirés pour une raison ou une autre par des particuliers.


Les voyages du premier type seraient entièrement à la charge de notre État. Ceux du second type seraient aussi à la charge de notre État, qui verserait aux
particuliers en question l’argent nécessaire, mais ces derniers rembourseraient partiellement à notre État l’argent ainsi reçu par eux. Comment cela? Ils seraient tenus de prélever sur une portion de celui- ci, – afin d’acheter avec elle, et de remettre à notre État, qui les distribuerait là où il convient -, des objets de haute qualité qui ne répondent à aucune des nécessites du pays mais qui lui apportent un supplément de joie de l’esprit (par exemple des œuvres d’art pour nos musées, ou des enregistrements musicaux, ou des livres plus ou moins rares…), sans que, grâce à un tel remboursement partiel, l’acquisition de ces objets de haute qualité diminue en aucune façon les sommes d’argent de la Caisse spéciale destinées à l’importation.


Quant aux voyages à l’intérieur du pays, les moyens de transport utilisés pour eux seraient gratuits et à la charge de l’État, ainsi que les omnibus et le métro.


III


Appelons « requêtes de base » le travail (manuel ou intellectuel) à mi-temps, et contrôlé par les syndicats, dont j’ai parlé plus haut, et qui est requis de tous pour assurer à tous la gratuité de tous les moyens de vie propres à satisfaire en première ligne et à un commun niveau de base les besoins de chaque famille dans un régime social vraiment adapté à la dignité et aux besoins de l’être humain. Et appelons


« expansions de surcroit » ce que les gens feraient pendant l’autre moitié de la journée. Ils feraient ce qu’ils voudraient, sans qu’aucun contrôle à leur égard soit exercé par les syndicats (2).
Pendant cette autre moitié de la journée il leur faudra travailler encore (sauf pendant les temps plus ou moins longs de vacances dont au plan des requêtes de base comme à celui des « expansions de surcroit » tout le monde aura besoin), – travailler à leur guise – afin d’avoir les jetons requis pour exercer ainsi leur libre activité et faire à leur gré les diverses installations que celle-ci suppose. Et puisque l’État peut fabriquer comme il veut, en nombre indéfini, tous les jetons qui remplacent l’argent, c’est lui qui leur fournirait, à titre de don, et sur leur simple demande, les jetons qui serviraient à ces installations.


Beaucoup de citoyens désireux d’être en état d’améliorer leur vie travailleraient ainsi. Les uns faisant du commerce (j’ai indiqué plus haut comment serait fixé le prix


– en jetons – de chaque denrée), les autres fondant et dirigeant toute sortes d’institutions (industrielles, agricoles, intellectuelles, etc.), et toutes celle-ci recevant de l’État les subventions nécessaires, en jetons: subventions dont une portion serait employée à la redistribution des fondateurs et administrateurs.




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D’autres citoyens préféreraient continuer le travail exercé par eux pendant la partie de la journée consacrée aux requêtes de base. Ce serait notamment le cas de bien des intellectuels (avant tout les médecins et des maitres d’école; mais aussi des savants, professeurs d’université, artistes, philosophes, théologiens, donnant alors l’enseignement plus ou moins élémentaire demandé à ce niveau-là).


Tandis qu’au contraire certains intellectuels, désireux de n’user qu’à plein feu et en pleine liberté d’esprit leurs pouvoirs de méditation et de création, et craignant comme la peste de donner, pendant les heures de requêtes de base, un enseignement élémentaire qui fasse obstacle à la flamme, préfèreraient travailler manuellement pendant les heures en question, en n’employant pour leur art ou leurs recherches que le temps réservé aux expansions de surcroit, et où tout est soumis à la plénitude des besoins de leur esprit.


La quantité de jetons à recevoir – fort largement – par tous les citoyens dont les activités pendant le temps des expansions de surcroit ne seraient pas de nature à rapporter des bénéfices serait fixée par les diverses sociétés ou académies dont ils font partie, et elle leur serait versée par l’État.
En ce qui concerne les requêtes de base comme en ce qui concerne les expansions de surcroit, de vastes enquêtes ou consultations conduites auprès du public et de commissions spéciales, et aussi des expositions, se succèderaient tout au cours de l’année, afin que d’une part le public, d’autre part les gens de métier, choisissent pour leur décerner des prix (un grand prix national et des prix secondaires) ceux qui en tout genre d’activité professionnelle se montreraient les meilleurs.
Et l’État (qui fabrique, ne l’oublions pas, un nombre indéfini de jetons) se chargerait d’ajouter à l’honneur ainsi reçu de larges sommes de jetons.


IV


J’ai dit plus haut que toute les institutions et entreprises que nombre de citoyens voudraient fonder et diriger pendant la partie de la journée dédiée aux expansions de surcroit recevraient de l’État, à titre de don, et sur simple demande, les subventions en jetons jugées nécessaires par les citoyens en question. Et l’État ne prendrait alors d’autre précaution que de vérifier qu’il n’a pas affaire à quelque escroc.


Autant dire (car beaucoup de demandes seraient excessives, et bien des entreprises feraient faillite) qu’en s’abstenant ainsi de tout contrôle concernant la valeur, l’utilité pour le bien commun, le fonctionnement des entreprises projetées, et le montrant réel de l’aide à leur donner, l’État s’exposerait à jeter à l’eau des millions de jetons. Mais le moindre contrôle exercé par l’État sur une entreprise quelconque risquerait d’introduire dans la structure administrative du pays un germe, si infime qu’il soit, de totalitarisme de l’État; et jeter à l’eau des millions de jetons vaut infiniment mieux que courir un tel risque.


Je remarque ici que pour bien des marxistes et autres révolutionnaires (incomplets selon moi) dont le cœur est noble et généreux mais dont l’athéisme




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obscurcit l’esprit, le but final à poursuivre est de « changer l’homme ». Or changer l’homme par l’effet de n’importe quelle révolution temporelle due aux efforts de la nature humaine est la pire des utopies. Changer l’homme, oui; nous devons y aspirer de tout notre cœur, mais cela est le propre de la vie surnaturelle reçue de Dieu, et cela veut dire aspirer à ce que chacun (et nous-mêmes d’abord) tende à la perfection de la charité et à la sainteté (« Il n’y a qu’une tristesse, disait Léon Bloy, c’est de n’être pas des saints »), et c’est là l’affaire de la grâce de Dieu offerte à chacun par Jésus, et dont la porte est ouverte à chacun par l’Évangile, en d’autres termes c’est l’affaire de l’Église, Épouse immaculée du Christ (quelle que puissent être les trahisons de certains, parfois beaucoup, des membres de son personnel); c’est l’affaire de l’Église, non du monde.


Il faut certes nous efforcer de reformer et améliorer – et cela pour tous les peuples – les conditions d’existence encore si misérables et les structures sociale encore si injustes et si cruelles qui forment le milieu au sein duquel s’écoule ici-bas la vie humaine. Mais ce milieu est quelque chose d’extérieur à l’homme, ce n’est nullement l’homme lui-même. Dans le milieu supposé le meilleur possible l’homme lui-même, avec ses grandeurs et ses misères, ne serait pas changé d’un iota (3).


Au cours des innombrables périodes de l’histoire du monde les mentalités changent profondément, comme aussi les types de civilisation. Mais la mentalité d’un peuple et son type de civilisation sont des modalités accidentelles par rapport à ce qu’est l’homme lui-même, et ne signifient pas le moindre changement dans sa nature. Le monde et son histoire avancent à la fois dans le bien et dans le mal (c’est ce que l’on appelle le progrès); le monde et son histoire sont absolument incapables de changer quoi que ce soit à la nature humaine (4).
Les vues que j’ai proposées dans ces notes hâtives concernant la révolution radicale à laquelle je songe n’ont nullement pour but final de « changer l’homme », elles n’ont pour but final (et suffisamment ambitieux) que de changer totalement les structures sociales au milieu desquelles l’homme plus ou moins civilisé a vécu jusqu’à présent. Dans une société complètement soustraite à la souveraineté de l’argent, et enfin adaptée à la dignité humaine de tous, l’homme garderait cette dignité qu’il a reçue du Créateur, et, en mémé temps que la noblesse et la soif de grandeur, de beauté et de vérité dont il est redevable à son âme immortelle, toutes les faiblesses et les misères souvent affreuses et les vices et le foisonnement du mal moral auxquels est exposée sa nature faite de chair et d’esprit (et blesse en chacun par le péché originel, – omnis homo mendax).


Et c’est justement parce qu’elle n’aurait en aucune façon pour but final de


« changer l’homme », mais seulement de changer à fond ses structures sociales, qu’à la révolution vraiment radicale dont l’idée m’obsède pourraient collaborer d’un même accord chrétiens et non-chrétiens (du moins ceux des non-chrétiens qui ne voudraient pas à tout prix « changer l’homme »).


V








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Dans notre société sans argent tout mode de prêt à l’intérêt perdrait sa raison d’être, puisque, à qui voudrait fonder un établissement ou une institution quelconque, l’État fournirait sur simple demande tous les jetons dont il aurait besoin. Et si quelques insensés revenaient, pour s’associer entre eux, à l’ancien système (en jetons cette fois, non plus en argent), ils seraient, le prêteur comme l’emprunteur, l’objet des sanctions les plus sévères. Pas de prêt à intérêt dans notre nouvelle société !


C’est à partir de l’époque (XVIe siècle) ou il a commencé de gagner légalement la partie que le prêt à intérêt a pris pour notre civilisation une importance absolument décisive; et c’est donc surtout le prêt à intérêt dans le temps modernes que j’aurai en vue dans les brèves réflexions que je vais proposer ici, sans oublier que son histoire tout entière est hautement significative,- rien de plus humiliant que cette histoire à considérer dans les affaires humaines (5). Car tandis que l’esprit le condamnait au nom de la vérité, et de la nature des choses, il a fait son chemin dans notre comportement pratique, et finalement établi son empire en vertu de nos besoins matériels pris comme fin en soi, séparément du bien total de l’être humain lui-même.


Du même coup le champ de notre c’est trouvé coupé en deux; et l’on imagine que le monde des affaires constitue un monde à part, possédant de soi une valeur absolue, indépendante des valeurs et des normes supérieures qui rendent la vie digne de l’homme, et qui mesurent la vie humaine en son intégralité. En d’autres termes, le prêt à intérêt soumet la partie lucrative de la vie sociale de la vie humaine (chrématistique) à l’absoluité du gain, et nous assujettit à un système contraire à la nature, où nul compte est tenu des lois et des requêtes de la moralité humaine en son intégralité mais qui, dans un monde fermé sur soi et absolutisé, apparaît comme un moyen légitime d’avoir de l’argent, soit qu’il s’agisse simplement de nous tirer d’embarras dans nos tractations financières, soit qu’il s’agisse d’avancer plus glorieusement dans la conquête du monde et de ses richesses (non sans servir aussi de manière plus ou moins louche, dès que les États s’en mêlent, des tactiques de prestige politique qui s’imposent à l’arrière plan).


La vérité sur le prêt à intérêt, c’est Aristote qui nous la dit, et de quelle façon décisive quand il déclare fausse et pernicieuse l’idée de la fécondité de l’argent, et affirme que de toutes les activités sociales la pire est celle de prêteur d’argent, qui force à devenir productrice d’un gain une chose naturellement stérile comme la monnaie, laquelle ne peut avoir d’autre propriété et d’autre usage que de servir de commune mesure des choses (6).


User de l’argent qu’on possède pour entretenir sa propre vie, satisfaire ses désirs, ou acquérir en le dépensant de nouveaux biens, améliorant et embellissant l’existence, cela est normal et bon. Mais user de l’argent qu’on possède pour lui faire, comme si l’argent lui-même était fécond, engendrer de l’argent, et rapporter un intérêt « fils de l’argent », – en grec on l’appelait « rejeton de l’argent » (τόκος) – c’est de tous les moyens de s’enrichir « le plus contraire à la nature », et ne se peut qu’en exploitant le travail d’autrui. « On a donc parfaitement raison de haïr le prêt à




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intérêt . » Nummus non parit nummum, dira-t-on au Moyen Age dans un célèbre adage.


L’Église, dans son pur enseignement doctrinal, a condamné le prêt à intérêt aussi fermement qu’Aristote. Et pendant longtemps la législation civile a été d’accord avec elle pour regarder le prêt, le mutuum, comme devant essentiellement être gratuit. Tel est du reste l’enseignement de l’Évangile. Tous ceux (et ils ne manquaient pas) qui enfreignaient cette loi étaient punissables.


Je viens de parler de pur enseignement doctrinal de l’Église, et c’est sur lui que j’insiste ici. De ce pur enseignement doctrinal il nous faut distinguer d’une part les solutions doctrinales d’ordre applicatif – et plus ou moins édulcorées – proposées par les gens d’Église, d’autre part le comportement pratique de ceux-ci.


C’est un peu avant le milieu du XVIe siècle que le droit civil a rompus avec l’enseignement doctrinal de l’Église, permettant ainsi au monde des affaires de tenir pour normal et régulier l’emploi du prêt à intérêt. Mais le pur enseignement doctrinal de l’Église, condamnant purement et simplement le prêt à intérêt, restait toujours là, et toujours invoqué en principe, malgré le foisonnement de vaines querelles suscitées par des théologiens complaisantes, et alors que tous en rappelant la pure et simple condamnation portée par l’Église, mais cédant à la pression du milieu ambiant, les solutions d’ordre applicatif et plus ou moins édulcorées proposées par les gens d’Église s’efforçaient de trouver, au prix de maints embarras et de maintes hésitations, et d’une foncière contradiction masquée, une certaine justification, au moins dans certains cas, du prêt à intérêt et affaiblissaient ainsi infortunément le pur témoignage que le monde attendait de l’Église.


Quant au comportement pratique des gens d’Église, il ne faut pas oublier l’humble dévouement et la pauvreté de bien des curés de campagne. Mais le fait est, aussi, que pour nombre des membres du personnel de l’Église, la tentation était trop forte, et qu’on les a vus se jeter avec ferveur, pour leur avantage personnel, dans toutes les astuces dont le monde des affaires leur donnait l’exemple.


Il reste pourtant à l’honneur de la papauté, qu’à une époque où la civilisation du marché, qui avait commencé son règne au XIIe siècle, était décidément triomphante, Benoit XIV a publié en 1745 la fameuse Bulle Vix pervenit, prohibant une fois de plus le prêt à intérêt, et déclarant que c’est un péché d’admettre que dans un contrat de prêt, ipsius ratione mutui, celui qui prête a droit à recevoir en retour plus que la somme avancée par lui.


Et plus tard encore, alors que florissait le capitalisme du XIXe siècle, Léon XIII dénonçait dans l’encyclique Rerum novarum « l’usure rapace » comme un fléau de notre régime économique.
Cependant le monde des affaires se moquait bien des prohibitions de l’Église, et dans les temps modernes le système du prêt à intérêt a fini par s’imposer avec une force irrésistible au régime économique de la société, dont il est devenu le nerf essentiel et qui sans lui était désormais impossible et inconcevable: si bien




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qu’aujourd’hui, dans tous les cas où le C.C.P. (qui garde l’argent déposé mais sans en tirer intérêt) se montre insuffisant, le personnel de l’Église, n’hésitant pas, oh, loin de là, à négliger complètement ce que l’Église a enseigné pendant des siècles, se fait un devoir, pour assurer l’existence des diverses institutions fondée par lui, voire celle des Ordres religieux eux-mêmes, à recourir aux intérêts rapportes par les dépôts en banque, bref à « la pire des activités sociales ».


VI


Que cela soit à l’age de pierre, ou à l’âge de la sagesse paysanne, ou à l’ âge industriel, ou à l’ âge technocratique dans lequel nous sommes entrés, c’est toujours le travail de l’homme, et lui seul, qui est fécond.
Penser que, une fois qu’il a porté son fruit, une somme d’argent surajoutée, fruit de la fécondité de l’argent investi par le bailleur de fonds, est dû à celui-ci à titre d’intérêts rapportés par le capital, est une foncière illusion. L’argent n’est pas fécond. En sorte que la somme dont il s’agit, fixée d’avance à un certain taux, ne peut être, en réalité, qu’un prélèvement opéré sur ce qui est dû au travail de l’homme. C’est là la propriété distinctive qui caractérise le régime capitaliste. Et cela n’a pas été inventé par Marx, il n’avait qu’à le constater, comme nous le faisons tous si nous avons des yeux pour voir. Ce qui est propre à Marx c’est d’en avoir fait, en proclamant la lutte des classes, un instrument pour la révolution totale visée par lui.


D’autre part, une fois qu’on est entré dans le système du prêt à intérêt, on aura beau accumuler les études théoriques et les essais empiriques pour porter remède à tous les vices de celui-ci, on n’y arrivera jamais, parce qu’il est fondé sur un faux principe, le principe de la fécondité de l’argent.


Dans la perspective du régime économique, la solution communiste apparaît donc comme meilleure que la solution capitaliste. Mais dans la perspective de la vie sociale, elle est assurément bien pire, en raison du totalitarisme d’État qu’elle implique, et des pertes de liberté qu’elle entraîne pour la personne humaine. Or rien n’est plus précieux à l’homme que la liberté. Et si malmenée qu’elle y soit, la liberté des personnes humaines subsiste dans le système capitaliste. Mieux vaut donc, au nom de la liberté, rester, tout en y cherchant des palliatifs, dans le régime capitaliste, malgré le vice originel qui le gâte dans l’ordre économique, le délabrement matérialiste qui y fait le malheur de notre civilisation, et la primauté de l’argent à laquelle toutes choses y sont de plus en plus soumise ?


Communisme, capitalisme, aucun de ces systèmes n’est bon; et se résigner à opter pour le moindre mal est indigne de l’esprit humain. Une seule solution apparaît comme juste et bonne: c’est celle de la société sans argent.


VII


Une fois admise l’idée d’une société sans argent, elle ne cesse, si on la prend au sérieux, de faire surgir, quant à la possibilité de sa réalisation, une foule énorme de




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questions qui se heurtent et se mêlent jour et nuit dans la tête. J’espère m’être débarrassé d’un tel chaos mental en mettant par écrit les principes de ces questions et les réponses que je tâche d’y faire, non sans mauvaise conscience car je sais bien mon incompétence en matière économique.
Je m’excuse donc de ces notes mal rédigées. Et pourtant je crois que les idées qui y sont proposées, si elles étaient prises en considération par des économistes bien équipés et suffisamment libres d’esprit, et si elles étaient mises au point par eux, n’apparaitraient plus, ainsi qu’il semble au premier abord, comme les rêveries d’un vieux fou.
Et, après tout, je ne me trouve pas en mauvaise compagnie: il n’y a ni or ni argent dans la République de Platon.












Notes:


1) Pour raison de commodité, et afin d’éviter l’encombrement chez les gens, ces jetons seraient marquées soit 1, soit 10, soit 100, soit 1 000, soit un million de Billets de l’État. 


2) J’entends que ni eux ni leur entreprises ne seraient soumis au contrôle des syndicats dont il est question plus haut. Mais évidemment les employés et ouvriers de ces entreprises pourraient se grouper quant à ce qui concerne leurs propres intérêts. 


3) « Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste, comme aussi pour mener la chose elle-même à bien; or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution; or cette révolution n’est pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles » (K. MARX, L’ideologie allemande, Éd. sociales, « Classiques du marxisme », Paris, p.81). 


4) Je n’ignore pas qu’il y Quelqu’un, – l’Antéchrist – qui, se proposant de rendre l’homme complètement imperméable à Jésus et à l’Évangile, réussira sans doute à imperméabiliser ainsi une masse tribale de gens qui s’appelleront encore humains, et qui auront l’illusion de tout bonnement retrouver le paradis terrestre à l’aide du Serpent et de ses douces médications éthico-sociales. Tandis que le christianisme tout entier avec tout ce qui l’a précédé dans l’histoire de la pensée, ne sera plus à leurs yeux qu’un moment du passé, c’est 




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notre nature qui payera les frais de l’opération. Une telle illusion, en effet, ne peut qu’aboutir au désastre, et probablement assez vite.
J’ai tenu à mentionner, en raison de l’importance qu’elle a de soi, la question soulevée dans cette note; mais elle est d’un toute autre ordre que mes réflexions sur une société sans argent, et va infiniment plus loin; et je ne souhaite en aucune façon en aborder la discussion.


5) Cf. le remarquable ouvrage de L. HEILBRONNER, Les grands Économistes, Paris, Seuil, 1971. 


6) ARISTOTE, Politique, I, X, in fine Cf. Dict. de Théol. Cath., article Usure, col. 2318. 


Le dernier écrit de Jacques Maritain

le lundi, 30 avril 1973. Publié dans Démocratie économique

LA DÉMOCRATIE ÉCONOMIQUE EXPLIQUÉE EN 10 LEÇONS – ANNEXE B

Jacques Maritain et Paul VI
Maritain et Paul VI
Jacques Maritain, que Louis Even a cité quelquefois dans ses articles, est un philosophe français, décédé en 1973 à l’âge de 91 ans, qui se spécialisa dans l’étude de la pensée de saint Thomas d’Aquin et son application dans la vie sociale. Auteur de plusieurs ouvrages, il était hautement considéré dans les milieux ecclésiastiques, le Pape Paul VI l’ayant choisi comme représentant des hommes de science lors de la cérémonie de clôture du Concile en 1966.
La veille de sa mort, le 29 avril 1973, il achevait d’écrire un texte qui devait résumer toute sa pensée, sur le sujet qu’il considérait le plus urgent pour la société actuelle. Ce qui est intéressant pour les lecteurs de «Vers Demain», c’est que ce sujet c’est l’argent, et surtout la dénonciation du prêt à intérêt, qui crée des dettes impayables. Dans ce texte, Maritain parle d’une société où l’État fabriquerait autant qu’il le faudrait, à l’usage de chaque citoyen, des jetons représentant l’argent: «A chacun des citoyens seraient distribués assez de jetons pour permettre à tous de jouir d’une aisance assurant gratuitement, à un certain niveau de base assez élevé pour qu’ils aient une existence digne de l’homme, la vie matérielle (logement, habillement, alimentation, soins médicaux, etc.) d’une famille et sa vie intellectuelle… Il va de soi que tout impôt à verser à l’État disparaîtrait dans notre nouveau régime.»
Jacques MaritainSans en avoir toute la technique et le perfectionnement, cela se rapproche un peu du Crédit Social de C.H. Douglas et Louis Even. Mais ce que nous voulons faire ressortir surtout ici, c’est le cinquième chapitre de ce texte de Maritain, qui condamne sans détour l’intérêt sur l’argent. Voici ce chapitre:
Dans notre société… tout mode de prêt à intérêt perdrait sa raison d’être, puisque, à qui voudrait fonder un établissement ou une institution quelconque, l’État fournirait sur demande tous les jetons dont il aurait besoin…
C’est à partir de l’époque (XVIe siècle) où il a commencé de gagner légalement la partie que le prêt à intérêt a pris pour notre civilisation une importance absolument décisive; et c’est donc surtout le prêt à intérêt dans les temps modernes que j’aurai en vue dans les brèves réflexions que je vais proposer ici, sans oublier que son histoire tout entière est hautement significative, — rien de plus humiliant que cette histoire à considérer dans les affaires humaines. Car tandis que l’esprit le condamnait au nom de la vérité, et de la nature des choses, il a fait son chemin dans notre comportement pratique, et finalement établi son empire en vertu de nos besoins matériels pris comme fin en soi, séparément du bien total de l’être humain lui-même.
Du même coup le champ de notre agir s’est trouvé coupé en deux, et l’on s’imagine que le monde des affaires constitue un monde à part, possédant de soi une valeur absolue, indépendante des valeurs et des normes supérieures qui rendent la vie digne de l’homme, et qui mesurent la vie humaine en son intégralité…
La vérité sur le prêt à intérêt, c’est Aristote qui nous la dit, et de quelle façon décisive quand il déclare fausse et pernicieuse l’idée de la fécondité de l’argent, et affirme que de toutes les activités sociales la pire est celle du prêteur d’argent, qui force à devenir productrice d’un gain une chose naturellement stérile comme la monnaie, laquelle ne peut avoir d’autre propriété et d’autre usage que de servir de commune mesure des choses.
User de l’argent qu’on possède pour entretenir sa propre vie, satisfaire ses désirs, ou acquérir en le dépensant de nouveaux biens, améliorant et embellissant l’existence, cela est normal et bon. Mais user de l’argent qu’on possède pour lui faire, comme si l’argent lui-même était fécond, engendrer de l’argent, et rapporter un intérêt «fils de l’argent», — en grec on l’appelait «rejeton de l’argent» —, c’est de tous les moyens de s’enrichir «le plus contraire à la nature», et ne se peut qu’en exploitant le travail d’autrui. «On a donc parfaitement raison de haïr le prêt à intérêt.»…
L’Église, dans son pur enseignement doctrinal, a condamné le prêt à intérêt aussi fermement qu’Aristote. Et pendant longtemps la législation civile a été d’accord avec elle pour regarder le prêt comme devant essentiellement être gratuit. Tous ceux (et ils ne manquaient pas) qui enfreignaient cette loi étaient punissables.
C’est un peu avant le milieu du XVIe siècle que le droit civil a rompu avec l’enseignement doctrinal de l’Église, permettant ainsi au monde des affaires de tenir pour normal et régulier l’emploi du prêt à intérêt. Mais le pur enseignement doctrinal de l’Église, condamnant purement et simplement le prêt à intérêt, restait toujours là…
Il reste à l’honneur de la papauté, qu’à une époque où la civilisation du marché, qui avait commencé son règne au XIIe siècle, était décidément triomphante, Benoît XIV a publié en 1745 la fameuse Bulle Vix pervenit, prohibant une fois de plus le prêt à intérêt, et déclarant que c’est un péché d’admettre que dans un contrat de prêt, celui qui prête a droit à recevoir en retour plus que la somme avancée par lui.
Et plus tard encore, alors que florissait le capitalisme du XIXe siècle, Léon XIII dénonçait dans l’encyclique Rerum novarum «l’usure rapace» comme un fléau de notre régime économique.
Cependant le monde des affaires se moquait bien des prohibitions de l’Église, et dans les temps modernes le système du prêt à intérêt a fini par s’imposer avec une force irrésistible au régime économique de la société, dont il est devenu le nerf essentiel et qui sans lui était désormais impossible et inconcevable…
Penser que, une fois qu’il a porté son fruit, une somme d’argent surajoutée, fruit de la fécondité de l’argent investi par le bailleur de fonds, est dû à celui-ci à titre d’intérêts rapportés par le capital, est une illusion. L’argent n’est pas fécond…
D’autre part, une fois qu’on est entré dans le système du prêt à intérêt, on aura beau accumuler les études théoriques et les essais empiriques pour porter remède à tous les vices de celui-ci, on n’y arrivera jamais, parce qu’il est fondé sur un faux principe, le principe de la fécondité de l’argent.

Jacques Maritain

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