Mathieu Bock-Côté


Entretien 28-4-2020–incidence profonde du covid-19 sur homme occidental

Mathieu Bock-Côté

Texte original de l’entretien paru dans le quotidien italien Il Foglio le 28 avril 2020

Mardi, 28 avril 2020 14:49 MISE À JOUR Mardi, 28 avril 2020 14:49

Mathieu Bock-Côté : J’ai accordé cet entretien au quotidien italien (milanais) Il Foglio sur la présente pandémie et ce qu’elle révèle de nos sociétés. Je me permets d’en reproduire le texte original, ici sur mon blogue, et en français, bien évidemment!

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Dans quel sens cette pandémie nous rapproche-t-elle de la culture de la vie? Est-il possible que ces morts qui se multiplient nous poussent à valoriser la dignité humaine?

Pour l’instant, nous assistons surtout au resurgissement de la mort dans sa forme la plus effrayante. Dans plusieurs pays, les maisons de personnes âgées se transforment en mouroirs collectifs. Nos sociétés, qui connaissent depuis plusieurs années un débat plus ou moins serein sur le suicide assisté, au nom du «droit de mourir dans la dignité», condamnent en ce moment des milliers de vieillards à la mort la plus atroce, dans une solitude extrême, privés de leurs proches, qui ressentent aussi intimement cette violence. À la veille de leur dernier souffle, ils ne peuvent tenir la main de leurs enfants, ils ne peuvent parler à un prêtre, personne ne leur chuchotera une dernière parole consolatrice. Dans certains cas, ils sont ensuite conduits à la fosse municipale ou au crématorium en masse, sans avoir droit à un rituel funéraire même minimal. À certains moments, dans cette crise, nous avons été témoins, d’une forme de transgression anthropologique qui heurte intimement la conscience de notre civilisation et une loi immémoriale associée à la figure d’Antigone. Il existe manifestement une telle chose qu’une barbarie humanitaire. Il n’est pas impossible, toutefois, que l’horreur réveille la fibre morale désensibilisée de notre société.

Denys Arcand, dans Les invasions barbares, n’a-t-il pas abordé cette question?

Vous me parlez des Invasions barbares. Il s’agit d’un très beau film, qui nous vient d’un très grand réalisateur. Denys Arcand est cinéaste mais c’est aussi, à sa manière, un historien méditatif, hanté par le déclin de notre civilisation et la vanité de nos illusions intellectuelles et culturelles. Ce film pose la question du suicide assisté et le fait avec un regard empathique, sans s’en faire le militant. On ne peut pas en dire autant du débat public qui pousse nos sociétés à l’embrasser comme s’il s’agissait du droit le plus fondamental qui soit. Le monde occidental est traversé par un puissant fantasme, celui de l’autoengendrement, qui pousse même l’individu à vouloir choisir son sexe, comme si la nature n’avait aucune emprise sur lui. Il était peut-être inévitable qu’il en vienne à vouloir décider ensuite de sa propre mort, comme s’il espérait la dominer ainsi, l’existence se retrouvant intégralement sous le signe du maîtrisable. Le droit au suicide assisté serait ainsi le droit parachevant tous les droits, ce qui pousse ses militants à s’en faire les promoteurs enthousiastes. Je n’aime pas ce terme, mais nous sommes devant une authentique dérive. Il s’agissait d’abord, chez nous, d’autoriser le suicide assisté dans certains cas très précis, à partir de critères bien balisés: il était réservé aux individus rendus au stade final d’une maladie incurable, victimes de douleurs insoutenables. Je veux bien croire que la découverte de l’extrême vieillesse rendue possible par les progrès de la médecine pose la question de l’acharnement thérapeutique et qu’il n’est pas insensé de nous questionner à ce sujet. Mais très rapidement, ces critères que l’on disait définitif ont été relativisé, et il a fallu démocratiser l’accès au suicide assisté, transformé en acte médical parmi d’autres, comme s’il n’était pas d’une nature radicalement distincte. Aujourd’hui, ses partisans veulent élargir l’accès à l’aide médicale à mourir. Michel Houellebecq, dans La carte et le territoire, a montré jusqu’où pouvait aller le suicide assisté: est-ce qu’un jour, il ne se présentera pas simplement comme une réponse médicale au mal de vivre des biens portants, lassés de cette existence, et désirant la quitter de la manière la plus hygiénique possible, sur le mode contractuel, en programmant leur propre mort. La logique des droits nous y conduit presque inévitablement. L’individu absolument autonome, qui ne tolère aucune limite, considère qu’il est libre de disposer de son corps jusqu’à demander au système de santé de prendre en charge son désir de quitter ce monde à ses conditions, comme si la question métaphysique du suicide pouvait se recycler dans les paramètres de l’État social. On le banalise et nous en viendrons peut-être a le valoriser pour certaines catégories particulièrement fragilisées de la population. Nous n’y sommes pas encore, mais on peine à voir quelle digue tient encore devant la radicalisation du culte de l’autonomie à tout prix de l’individu.

Pensez-vous que ce drame va rapprocher un peu plus les gens de la culture judéo-chrétienne, longtemps bafouée et marginalisée dans les décennies de sécularisation ?

Peut-être. Trop souvent, aujourd’hui, la vie intérieure se confond avec le vide intérieur. Dans les moments de crise, il est naturel à l’homme de se replier sur ses plus vieilles appartenances, celles qui l’inscrivent dans le temps long de l’histoire et prétendent se rattacher à une vérité primordiale, originaire, sacrée, celles qui lui rappellent sa participation au monde et à l’univers autrement que sur le mode de la suractivité idéologique, sociale ou consommatrice la plus stérile. Une amie me confiait, il y a quelques jours, vouloir prier mais ne pas savoir comment. Elle n’est pas croyante, mais elle sentait, à travers une vraie détresse, un besoin presque inexprimable que nous ressentons tous: celui de sortir de l’absurdité d’une existence dénuée d’un sens qui la transcende, nous reliant à ce qu’on pourrait appeler la part invisible du monde, que les croyants ne jugent pas pour autant irréelle. C’est justement le rôle du rite, de la liturgie, de fournir un langage capable de rejoindre ces régions de l’âme et de les explorer, sans quoi on les condamne à l’abandon pour le commun des mortels. Il se peut que l’angoisse de mon amie soit ressentie par plusieurs. Est-ce que cela la conduira avec d’autres, sur le chemin de la foi? Il me semble quelque peu hasardeux de l’avancer. Bien franchement, cela me surprendrait. Mais est-ce que ce manque, cet appel au secours, laissera une trace dans leur existence intime? C’est possible. Il ne s’agira pas d’une mouvement de masse, dans ce cas, mais du début d’une éclosion, qui évoluera à son propre rythme.

Il faut ajouter une chose: même lorsqu’il cherche le foi, l’homme occidental d’aujourd’hui ne croit plus la trouver dans le christianisme – il prête un surplus d’authenticité spirituelle aux religions exotiques, et les catholiques devraient peut-être se demander pourquoi ils peinent souvent à attirer ceux qui hier encore auraient trouvé en lui une demeure, ou du moins, une médiation vers la foi.

Finkielkraut a déclaré: «Peut-être la guerre nous contre-elle-même à ces pratiques de priorisation, comme on apprend à dire. Mais elles nous font horreur. La vie d’un vieillard vaut autant qu’une personne en pleine possession de ses moyens. L’affirmation de ce principe égalitaire dans la tourmente que nous traversons montre que le nihilisme n’a pas encore vaincu et que nous demeurons une civilisation ». Croyez-vous qu’il a raison ou, comme on le voit dans de nombreux endroits, les maisons de retraite et les hôpitaux, le nihilisme par la rationalisation a prévalu?

Je redoute comme lui cette forme de darwinisme décomplexé, dont on entend ici et là les échos, qui pousse au sacrifice des plus vieux, présentés comme des éléments improductifs de la société dont l’existence prolongée serait un fardeau pour l’ensemble de la société. Le mépris pour les faibles et les désœuvrés est une tentation qui remonte facilement à la surface de la vie sociale en temps de crise. Certains fanatiques vont même jusqu’à dire qu’on ne doit pas s’encombrer d’eux exagérément, et que leur protection ne saurait entraver véritablement la relance la plus rapide possible du système économique. Je crois toutefois que la conscience résiste à cette tentation affreuse. Le déconfinement viendra, il est même nécessaire, mais il serait insensé s’il ne s’accompagnait d’une protection sérieuse des catégories de la population les plus fragiles.

Où trouver l’espoir? Pensez-vous, comme certains le disent, que cette tragédie nous a aussi redonné une dimension de la famille que nous semblions avoir oubliée?

Nous sommes témoins, chose certaine, des limites de la solidarité mécanique, formelle, professionnalisée, associée à l’État providence, qui s’est substitué au fil des dernières décennies aux communautés organiques. Je n’entends pas condamner en soi l’État social: ses vertus sont indéniables. Mais il ne parvenait à se maintenir, d’ailleurs, que grâce aux solidarités antérieures résiduelles, qui venaient du monde d’avant – celles liées à la famille. Je donne l’exemple du Québec : chez nous, les centres de personnages âgés ne tenaient que parce que les enfants continuaient d’aller voir leurs parents, les aidaient sur une base régulière, presque quotidienne. On pourrait en dire de même du système hospitalier, qui ne tiendrait pas sans le rôle majeur qu’y jouent des milliers de bénévoles. En d’autres termes, la solidarité organisée par l’État est nécessaire, mais insuffisante, la justice sociale ne saurait faire l’économie de la gratuité. Cela dit, plus largement, il est évident que cette crise a rappelé que la famille est le cadre fondamental qui permet à la vie de se déployer, surtout quand les cadres de l’existence sont fragilisées, et menacent même d’être pulvérisés.

N’est-ce pas aussi un choc anthropologique ? La conception de l’homme transmise par la doxa était celle d’un individu superflu, redondant, coupé de ses semblables, propriétaire de lui-même, de sa propre mort même. Cette crise sans précédent nous amène aujourd’hui à repenser tout rapport au temps et à l’espace, au début et à la fin…

Vous avez absolument raison. L’homme flottant, déraciné, désincarné, l’homme cobaye qu’on croyait même pouvoir détacher de son identité sexuelle, était une fiction idéologique lugubre. Il se voulait absolument maître de lui-même, délié des appartenances contraignantes, sans patrie, ni religion ni civilisation, ne connaissant que des affinités électives, qui pouvaient se nouer et se dissoudre au rythme des désirs fluctuants des uns et des autres. La modernité avancée croyait produire un être émancipé, elle engendrait en fait un parfait névrosé soumis à toutes les modes et bien incapable de résister aux différentes formes de manipulation idéologique. C’est le progressisme qui fait intellectuellement faillite. On pourrait dire aussi que le fondamentalisme de la modernité se décompose sous nos yeux – ce qui ne veut pas dire que demain, il n’aura plus de thuriféraires.

En d’autres termes, la conception de l’homme qui dominait nos sociétés depuis quelques décennies conduisait à la mutilation existentielle de l’homme concret. Vous me direz que cette critique n’est pas nouvelle, qu’elle accompagne l’histoire de la modernité, ce qui est juste, mais elle n’a jamais été aussi vraie, je crois. Ce que certains redécouvrent, aujourd’hui, c’est que l’homme a besoin d’une demeure, d’un lieu où se replier quand se lèvent les grands vents de l’histoire, d’une forteresse, même, si nécessaire. Les frontières maudites sont de nouveau célébrées, elles étouffent moins qu’elles ne protègent. On l’avait oublié mais la fonction protectrice est la fonction politique vitale. Si l’État ne parvient pas à jouer son rôle adéquatement, il se désagrège.

Ceux qui rêvent d’une gestion mondialisée de la pandémie, sous le signe d’une gouvernance globale sanitaire, se montrent incapables de comprendre la diversité du monde. Les peuples aspirent à se gouverner eux-mêmes et ne veulent pas voir leurs pays transformés en succursales administratives d’un empire global qui exercerait une forme de souveraineté planétaire. Le village global, celui de la promiscuité mondiale, n’est pas un bel idéal.

Nous pensions que nous devions et pouvions détruire la religion, la famille, la communauté, toutes les grandes vérités anthropologiques occidentales qui ont refait surface dans cette tragédie et auxquelles beaucoup se sont accrochés.

Il y a, c’est vrai, dans la modernité, une forme d’aversion qu’elle peine à contenir devant tout ce qui ne se laisse pas définir à travers ses propres catégories: ce qui lui résiste est décrété réactionnaire, c’est-à-dire mauvais. La modernité technocratique entend reprogrammer intégralement le monde, sous prétexte de le rationaliser. C’est la grande matrice du contractualisme, qui entend se substituer à tous les héritages et défaire tous les liens naturels. Elle n’aime pas que la nation se définisse autrement qu’à travers les termes juridiques et ne veut y voir qu’une construction sociale purement artificielle. Elle n’aime pas voir dans la famille une institution qui la précède, avec sa structure anthropologique propre: elle doit se définir comme une association strictement contractuelle. Elle ne tolère même pas que l’individu naisse sexué, et rêve de le voir décider lui-même de son identité sexuelle – ou comme on dit aujourd’hui, de son identité de genre – à travers les catégories administratives produites par le régime diversitaire. Et de même, elle ne tolère plus que l’aspiration à la transcendance s’exprime ailleurs que dans le domaine privé, de la manière la plus timide qui soit – sauf lorsqu’il s’agit des religions étrangères, issues de l’immigration, mais c’est une autre question. Elle déritualise l’existence, et condamne chacun à se bricoler une forme de religion personnelle. Elle nous condamne à l’assèchement spirituel. L’âme humaine s’atrophie. L’histoire des prêtres de Bergame, il y a quelques semaines, nous a tous secoué, pourtant. Ils nous rappelaient, par leur sacrifice, l’existence de besoins spirituels, inintelligibles pour les uns, vitaux pour les autres.

Êtes-vous d’accord pour dire que la pandémie marque le déclin de l’Occident et la montée de la Chine, comme Le Figaro et d’autres l’ont expliqué?

À tout le moins, on voit les conséquences de la désindustrialisation de l’Europe, qui a sacrifié plusieurs secteurs stratégiques à la Chine, qui dans les circonstances actuelles, joue sans gêne la carte impériale. L’indépendance nationale passait encore hier pour une lubie réactionnaire, une vieillerie gaullienne, un hochet rhétorique pour populistes. Puis la crise vient crever cette illusion. L’utopie d’un monde unifié où les individus circuleraient librement comme s’ils étaient partout chez eux s’effondre au moment où se redéployent de grandes volontés de puissance, auxquelles on ne peut répondre que par sa propre volonté de puissance. L’irénisme humanitaire est dépolitisant et condamne à l’impuissance: c’est pourtant à ce travers qu’a cédé l’Union européenne. Mais il ne s’agissait pas d’un travers, dans son cas. C’était sa pente naturelle. L’UE se voyait comme une étape dans la mise en place d’une gouvernance globale, mondialisée – tel était l’idéal de son principal idéologue, Jurgen Habermas, dont l’influence intellectuelle a été considérable depuis le début des années 1990. L’Union européenne usurpait la référence à la civilisation européenne, pour mieux la déréaliser. On doit renouer avec une évidence élémentaire: c’est à travers le cadre de l’État-nation que les peuples européens ont fait l’expérience de la liberté politique, au fil des siècles, et c’est à travers cette structures qu’ils seront capables de renouer avec une certaine emprise sur leur existence. Tout cela relève du simple bon sens. Le malheur, c’est qu’on a disqualifié intellectuellement le bon sens pendant trop longtemps.

Avons-nous basculé dans l’ère du “post-politique”?

Au contraire. La pandémie réhabilite l’importance vitale du politique. Le grand homme politique n’est pas un super-technocrate qui applique simplement les recommandations des rapports d’experts qui s’empilent devant lui. Replaçons-nous un instant dans la position du politique : avec des informations limitées, et souvent contradictoires, entouré d’avis conflictuels qui se veulent chacun définitifs, devant des adversaires qui souhaitent le faire trébucher, et des médias qui raconteront les faits à partir de leur propre récit, il doit trancher, décider, engager sa responsabilité devant l’histoire. Dans les circonstances, il doit avoir une vraie capacité d’écoute et d’analyse, un bon jugement, et une capacité de décider! Cela implique aussi d’avoir une vision du monde qui ne soit pas qu’une accumulations de statistiques. Il y a des limites à saucissonner la réalité. L’homme politique est l’homme tragique par excellence.

Par ailleurs, nous sommes aussi témoins de l’instrumentalisation de la référence à la science dans le discours public. Je donne l’exemple du Canada. C’est au nom de la science que Justin Trudeau refusait, au début de la crise, de fermer les frontières. Il était incapable de sortir des paramètres mentaux du mondialisme. Quelques jours plus tard, c’est au nom de la science qu’il a décidé de les fermer. La science avait donc changé d’idée en une semaine. De même, en France, c’est au nom de la science qu’on condamnait le port du masque, avant d’en faire la promotion, toujours en son nom. Autre exemple: faut-il ou non miser sur l’immunité globale? D’une semaine à l’autre, les avis sont changeants. Je ne blâme personne : je dis simplement qu’encore une fois, dans une situation qui nous échappe encore en bonne partie, il n’y a pas de réponse scientifique absolument définitive, et le politique joue un rôle essentiel.

Notez bien, ce n’est pas d’hier que le progressisme cherche à se présenter comme la seule traduction politique possible de la science. Avant-hier, on parlait du marxisme scientifique, hier, on parlait du néolibéralisme comme un programme scientifique, et aujourd’hui, c’est la théorie du genre qui se présente dans l’espace public en se maquillant tous les traits de la science. Cela nous dit deux choses sur notre temps: d’abord, que la science demeure le langage de référence de la parole crédible, celle censée nous éclairer (car elle nous éclaire effectivement, et il faudrait être sot pour maudire la science, ce sont les chercheurs dans leurs laboratoires qui trouveront le vaccin et le médicament adéquat pour vaincre le virus), ensuite, que tous les discours cherchent à s’en réclamer, quitte à l’usurper.

Notre imagination culturelle était pleine de catastrophes hollywoodiennes. Mais quand un vrai danger a frappé à la porte, nous levons la main, surtout en Europe. Sommes-nous devenus incapables de percevoir un danger existentiel et d’agir en conséquence?

La tendance à la relativisation du danger est propre à l’imaginaire politique de la modernité avancée, qui technicise tous les problèmes, et ne croit plus nos sociétés en face de contradictions insolubles. On peut dire que le progressisme dominant a cherché à dissoudre conceptuellement la représentation même du danger existentiel sur le plan collectif, comme on l’a vu avec l’islamisme ou l’immigration massive – il n’en reconnaissait finalement qu’un seul, «l’intolérance», le «populisme», «l’extrême-droite», auquel il donnait le visage du diable et contre lequel il mobilisait les méthodes de l’exorcisme. Encore aujourd’hui, on en trouve pour mettre en garde les peuples européens contre la tentation populiste après la crise. Il y avait là un mauvais théâtre politique : une classe dirigeante usée, enfermée dans un monde parallèle, n’en finissait plus de nous mettre en garde contre le diable et ses charmes, contre la Bête et ses fidèles. Un antifascisme absolument anachronique servait de morale publique commune et transformait en admirables résistants démocratiques de lamentables perroquets répétant leurs slogans. Évidemment, il dénonçait aussi la catastrophe climatique à venir, mais à condition d’en faire porter le blâme exclusivement à l’Occident.

Mais aujourd’hui, le «mal» se présente dans sa forme archaïque, primitive: l’épidémie. Sa possibilité était refoulée dans les couches profondes de l’inconscient collectif et ne survivait que dans la science-fiction, qui s’y alimente, justement. Elle nous semblait incompatible avec nos sociétés bien organisées, qui ne croient engagées sur le chemin du progrès perpétuel et qui se croyaient socialement immunisées contre un tel fléau. À tous, il nous a fallu du temps pour comprendre ce qui arrivait. Certains ont toutefois pris plus de temps que d’autres.

Dans quel sens, cette quarantaine est-elle le rêve de certaines tendances apocalyptiques vertes? Sont-elles satisfaites de ce verrouillage mondial?

Vous visez juste. On a entendu des militants écologistes présenter la crise comme une chance pour la planète, pour peu qu’elle dure suffisamment longtemps pour nous forcer à transformer radicalement notre mode de vie. Ils chantent la crise, s’en réjouissent, souvent à l’abri dans une confortable propriété: c’est pour eux la catastrophe rédemptrice susceptible de nous condamner à une forme brutale de décroissance. Certains hommes sont pris de vertiges devant la possibilité de la crise et peinent à résister aux fantasmes apocalyptiques, qui les excitent. Plus encore: ces militants parlent dans un langage qui n’est pas sans rappeler celui du panthéisme : avec la pandémie, la planète, qu’ils nomment Gaïa, se défendrait contre son exploitation abusive par les hommes. Le coronavirus serait son système de défense, une forme de réaction immunitaire. En d’autres mots, on prête une volonté à la planète, une conscience. Aujourd’hui, elle punirait un homme mauvais. Comment ne pas voir là une forme particulièrement régressive de croyance religieuse, qui nous ramène à une forme de mentalité primitive?

Croyez-vous que dans notre culture, l’idéologie contemporaine, la «société liquide», nous avait préparé à ce genre de tragédie?

C’est l’idée du même du tragique que nous avions expulsé de notre univers mental. La technique promettait un monde parfaitement maîtrisable, et se permettait même de spéculer sur la possible immortalité de l’homme, à travers différentes rêveries transhumanistes. L’humanité occidentale était dominée par un fantasme démiurgique. Elle se retrouve ici rappelée brutalement à sa condition primitive: l’homme redécouvre qu’il peut mourir. Il a peur. Il a peur pour les siens. Et lorsque viendra le temps du déconfinement, il ne sortira pas de chez lui avec l’insouciance d’hier. Il sera désormais méfiant. Nous serons tous nostalgiques d’une certaine légèreté. Mais tel est le monde dans lequel nous vivrons, et dans lequel il faudra réapprendre à être libre.

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