Les banquiers ne risquent rien…


Voici un extrait d’un texte du philosophe Gustave Thibon qui explique l’ une des racines de leurs tourments inconscients … 

… L’être qui court le moins de risques est ici-bas l’être le plus voisin du néant: qui ne risque rien n’est rien. 


Le risque est fait pour être couru: chaque être porte en lui de quoi surmonter les risques auxquels sa nature ou sa vocation l’exposent. Le plus grand risque est fonction du plus haut destin….La destinée de chaque homme est commandée par la réponse intérieure qu’il fait à cette question: de l’amour ou de la mort, lequel est une illusion?

Chacun règle sa prudence d’après la nature de son trésor, de son cœur. La vrai prudence a deux yeux: l’un est fixé sur le but à atteindre, l’autre sur le risque à courir; elle voit jusqu’au but, et c’est pourquoi elle sait affronter le risque.
La fausse prudence est en quelque sorte éborgnée, elle n’a qu’un œil braqué sur le risque, elle ne voit pas plus loin que le risque, et c’est pourquoi elle se refuse à le courir. Privée à la fois du sain regard qui voit le but et de la sainte tendance qui porte vers lui, elle n’a plus qu’un désir: celui d’échapper au risque à tout prix. L’homme est alors voué à la stagnation ou à la régression; il ne rêve plus que de carapaces ou gardes-fous et la vie se transforme pour lui en une immense entreprise d’ »assurances contre tous risques ».Il n’est pas de pire imprudence que cette fausse prudence. A trop vouloir se préserver, on se détruit. L’être qui, pour mieux se conserver, se retranche dans les parties inférieures de lui-même, est l’artisan de sa propre ruine, car il agit contre une exigence centrale de la nature et de la vie, et il compromet irrémédiablement le bien inférieur qu’il prétend sauver… Dans tous les domaines, l’homme doit choisir, non entre la sécurité et le risque, mais entre un risque ouvert, chargé de promesse, et un risque sans compensation, sans issue. Car il n’est pas ici-bas de palier stable, et le refus de monter accroît les chances de tomber. 

Au risque de la vie et de l’amour, la fausse prudence substitue partout le risque stérile de l’égoïsme et de la mort…

de L’échelle de Jacob – par Gustave Thibon (1942)


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l’autre racine est l’amour de l’argent qui est la racine de tous les maux…

Mots choisis – sélection d’aphorismes


Nous ne voyons pas le bien que Dieu nous fait parce que Dieu ne cesse jamais de nous faire du bien. Rien ne frappe moins la conscience qu’un bienfait continu. On n’est pas reconnaissant à l’eau de couler sans cesse ni au soleil de se lever chaque matin.
Pauvreté de Dieu. – Dieu est le plus riche et le plus pauvre des êtres. Il est tout, mais il n’a rien. Il ne peut donner que lui-même. Et cela explique son succès. L’homme a soif de dons plus extérieurs et moins précieux.
Le pire ennemi de l’infini dans l’homme, c’est l’illimité qui donne l’illusion de l’infini, et qui le cache. Tant qu’un être peut aller de l’avant et que la borne de sa puissance, de son amour ou de sa liberté recule devant lui, il ignore l’infini et ne sait rien de Dieu. Ce n’est qu’en se heurtant contre sa propre limite qu’il découvre l’infini. Dieu est toujours derrière la porte impossible à franchir.
Critère de la noblesse. – La noblesse d’un individu se reconnaît peut-être avant tout à l’hésitation et à la délicatesse avec lesquelles il cueille les joies qui s’offrent à lui. Il ose à peine. L’homme bas, lui, ose toujours. A la limite, il ne se sent que des droits.
Il est deux sortes d’êtres qui sont incurablement privés de noblesse; ceux qui ont besoin d’être heureux pour être bons et ceux qui ont besoin d’être malheureux pour songer à Dieu. La douleur de l’être bas s’appelle vengeance, sa joie orgueil et oubli. L’homme noble est celui que la souffrance rend tendre et que le bonheur fait prier.
Etre et avoir. – Aie peu, sois beaucoup. L’ampleur de ton être élargira ton humble jardin jusqu’aux étoiles. Ne tire au jour qu’avec une sainte parcimonie les possibilités qui dorment en toi : laisse dans cet empire de larges zones inviolées. Ne te hâte pas de posséder, borne-toi souvent à pouvoir. Préfère ta faim vivante à une satiété morte. Sois lent à réaliser tes espoirs : rares sont ici-bas les bonheurs qui l’emportent en pureté sur l’espérance. Néglige de cueillir bien des fruits qui s’offrent à toi. Apprends le maléfice de ces fruits : ils voudraient te ravir ta faim et ton âme. Réserve-toi pour le seul bien qui soit l’épanouissement et non l’extinction de ton désir.
Souffre, lutte et travaille au.dessus du désir. Tout vient à point à qui n’attend plus.
L’homme n’échappe à l’autorité des choses d’en haut qui le nourrissent que pour choir dans la tyrannie des choses d’en bas qui le dévorent.
Donnez peu à un être. Il trouvera que c’est trop. Mettez-vous à lui donner beaucoup : il trouvera que ce n’est pas assez. Ainsi s’expliquent la naissance et la mort de toutes les affections. L’amour commence par l’éblouissement d’une âme qui n’attendait rien et se clôt sur la déception d’un moi qui exige tout.
Il est facile d’avoir pitié, il est facile d’aimer. Ce qui est terrible, c’est d’aller jusqu’au bout de sa pitié et de son amour. Nos élans vont plus ou moins loin, ils finissent par rester en chemin, ce qui fait notre situation pire que si nous n’étions jamais partis. L’enfer est le réceptacle des promesses tenues à demi.
Je n’aime pas que toi. Mais j’aime toute chose en toi et je t’aime en toute chose. Tu n’es pas l’être qui usurpe et voile pour moi le monde, tu es le lien qui m’unit au monde. L’amour intégral exclut l’amour exclusif : je t’aime trop pour n’aimer que toi.
Pudeur retournée de l’amour qui rougit des mots dont il se vêt. Il voudrait se glisser nu dans l’âme aimée, il a honte de parler, honte de ses voiles. Le corps rougit de sa nudité, l’âme de ses vêtements.
Immanence et transcendance. – Le chef et l’apôtre doivent être à la fois très distants et très proches des êtres dont ils ont la charge, un peu à la façon de Dieu qui unit en lui la transcendance absolue et l’immanence parfaite, Une seule voie permet d’atteindre ce double but : celle du plus grand amour. Car l’amour surnaturel nous élève infiniment au-dessus des hommes par sa pureté et nous unit infiniment aux hommes par sa sollicitude; en lui seul s’accomplit la divine synthèse de la distance et de l’intimité.
Pour unir les hommes, il ne sert de rien de jeter des ponts, il faut dresser des échelles. Celui qui n’est pas monté jusqu’à Dieu n’a j amais vraiment rencontré son frère.
Toute ascension se nourrit d’une douleur dépassée. Monter, c’est surmonter.
Nous savons trop bien quelles sont les conditions de la plupart des ascensions humaines. On monte quand on n’a plus d’issue par en bas. Pour que l’homme veuille la joie la plus haute, il faut que la joie la plus basse ne veuille plus de lui.
Purification. – Quand l’intelligence accepte de ne plus comprendre et le cœur de ne plus vouloir et qu’on sait en même temps que c’est la plénitude de la lumière qui aveugle la pensée et la plénitude du bien qui tue le désir, alors on atteint le seuil de la Caverne, la ligne de partage entre l’humain et le divin.
Tao) – Inefficacité de la tension volontaire dans les choses spirituelles. La vigilance à l’égard de Dieu ne doit pas être une tension, mais une détente. Il faut que l’acte par lequel nous maintenons vivante en nous l’adhésion à l’amour divin soit une espèce de défaillance de l’âme, un évanouissement. Prier, ce n’est pas raidir son moi, c’est l’effacer, Cette disparition appelle la grâce : elle nous remplit de Dieu dans la mesure où nous nous vidons de nous-mêmes. Et cela ne comporte aucun porte-à-faux, aucune limite, aucun risque d’épuisement ou d’échec : l’homme a toujours assez de force pour perdre en Dieu sa faiblesse.
Ce qui me répugne le plus dans l’homme ? Le bonheur sans l’innocence. Précisément tout ce que l’homme cherche !
L’homme est tiré du néant et il est l’image de Dieu. Quel abîme entre ces deux choses! Et quel déchirement, quel appel d’air, quelles obligations cela crée! Tout l’homme est là, mais quel est l’homme qui consent à être un homme ? On bouche cet abîme avec des ordures, avec des mensonges, avec n’importe quoi, pourvu qu’on ne voie plus ce néant que nous sommes et ce Dieu que nous devons être. Nous sommes trop orgueilleux pour accepter de n’être rien et trop lâches pour répondre à l’ appel qui nous enjoint de devenir tout.
Que ton idéal soit le reflet de ton âme, l’émanation de ton être intérieur, ton témoignage. Et non pas ton alibi.
Plus une vérité est profonde, nécessaire, rédemptrice, plus elle doit perdre en se répandant la suffisance et l’indiscrétion de l’ivresse conquérante. La vérité orgueilleuse ne peut rien donner. Les suprêmes dons doivent être offerts dans des mains suppliantes.
Sois humble comme un mendiant, toi qui portes Dieu aux hommes. Et quand ton Dieu est accepté, n’oublie jamais que c’est toi qui reçois.
Au satisfait. – Tu te reposes dans la . Mais est’ce la possession de la vérité qui crée ton repos, ou bien l’amour du repos qui crée ta vérité ?
Heureux ceux qui dans ce monde ne voient que vérité ou erreur, bien ou mal – blanc ou noir. Pour moi, ma vie se consume dans l’étude et le dosage du gris.
Il y a une espèce de maturité de la pensée dans laquelle l’esprit devient si subtil, si pénétrant, si ouvert à toute réalité qu’il tient pour ainsi dire lieu de cœur. La connaissance alors supplée l’amour : on comprend si bien les hommes qu’on les traite avec autant de tact et d’indulgence que si on les aimait.
L’ironie, forme agressive de la pudeur…
(Hugo.) – il ne rampe pas, il ne vole pas non plus, Il regarde le ciel (os sublime…), il n’habite pas dans le ciel. Tout le problème pour lui est d’élever son cœur à la hauteur de ses regards.
de l’humanité. – Celui d’un blessé qui rampe dans un labyrinthe obscur. Il s’égare, retourne sur ses pas, s’arrête, s’enlise, saigne… Mille mirages devant ses yeux, mille embûches sous ses pas. Mais aucune de ses chutes, aucun de ses efforts ne sont vains. Un pressentiment invincible de l’issue habite en lui, une image informe du but. Et il reste fidèle à cette image, même dissoute dans les ténèbres ou confondue avec les fantômes, même poursuivie à reculons ou à plat ventre !
Vide intérieur. – En dépit de toutes les apparences contraires, un homme est tari dans la mesure où le rythme rapide de la course se substitue en lui au rythme lent de la croissance. Le progrès aujourd’hui consiste à courir et non plus à croître.
Progrès ? – Le monde, depuis un siècle, évolue à pas de géant. Tout se précipite : le vent du progrès nous coupe la face. Amer symptôme : l’accélération continue est le propre des chutes plutôt que des ascensions.
Les mœurs, l’espace et le temps. – Les mœurs. les coutumes, etc., étaient jadis très variées dans l’espace, mais stables dans la duré: ainsi chaque province avait ses usages, sa langue, son costume, sa cuisine, mais ces choses se perpétuaient pendant des siècles. Aujourd’hui au contraire, tout tend à s’uniformiser dans l’espace (mode, cuisine standard, etc.), mais cette variété perdue dans l’espace se retrouve dans le temps (succession des modes à une cadence de plus en plus accélérée). En cumulant ainsi l’uniformitê et l’instabilité, on porte doublement atteinte à l’œuvre de Dieu : on supprime d’une part cette diversité qui est le reflet de sa richesse et cette résistance aux morsures du temps, qui est le reflet de son éternité.
Limites de la réceptivité. – Voici des gens pendus à toutes les radios, avides de toutes les nouvelles, réceptifs à toutes les idées, On appelle cela sensibilité, ouverture. C’est une qualité que je n’envie pas. Je serais plutôt porté à considérer comme un signe de santé et d’unité intérieures l’existence de larges zones d’indifférence. Une réceptivité universelle implique, exception faite de quelques esprits extraordinaires, une passivité dangereuse. L’écho vibre à tous les sons, mais la bouche choisit ses paroles.
Dès qu’un mot devieot trop à la mode (je songe à l’engouement actuel pour la pureté, la gratuité, l’engagement, la présence, etc.), il faut se demander ce qu’il recouvre plutôt que ce qu’il signifie. Et c’est en général son contraire. La mode sort du manque. La chose quand elle n’ est plus ; elle devient vêtement lorsqu’elle a cessé d’être corps.
Argent et détachement. – L’homme qui aime l’argent pour lui-même est méprisable. Mais on peut aimer aussi l’argent pour ce qu’il procure. Or, dans le monde moderne, la plupart des joies et des délassements de l’homme, depuis le plaisir de manger une nourriture saine jusqu’aux ivresses de l’esprit (lectures, voyages, etc.), sont suspendus à l’argent. Pour que les hommes fussent détachés de l’argent, il faudrait d’abord leur créer des conditions d’existence où ils pussent dans une très large mesure s’épanouir charnellement et spirituellement sans avoir recours à l’argent. Ainsi le paysan n’a pas besoin de consulter son portefeuille pour manger sainement, recevoir ses amis, jouir de la beauté de la terre et des saisons. Il n’en va pas de même pour l’habitant des cités : le manque d’argent le prive à peu près de tout. C’est une des tares les plus hideuses de notre civilisation que l’homme n’y puisse pas mépriser l’argent sans renoncer du même coup à tous les biens de la terre, et qu’il ne suffise pas pour cela d’avoir le cœur bien placé mais qu’il faille encore être un saint !
A l’impuissant irritable. – Les vertus du guerrier ne sont pas à ta portée. Ses péchés non plus, Tu ne saurais être dur avec les forts : sache du moins être doux avec les faibles. Voici pour toi la règle d’or : fais chaque jour par bonté là où tu pourrais être méchant sans danger (avec ceux qui t’aiment en particulier) ce que tu fais si souvent par lâcheté là où il y aurait quelque courage et quelque péril à t’irriter ou à te venger.
Ordre nocturne. – Ces esprits diurnes ! Comme ils sont fiers de l’ordre de leurs pensées et de leurs actes ! Mais cet ordre est facile : un seul soleil luit dans la journée. Pour moi, i’ai aussi des yeux pour la nuit et les millions d’étoiles qui peuplent son sein, et ce chaos de lumières cherche en moi son ordre, et cet ordre nocturne est plus dur à bâtir que l’ordre banal des heures solaires. La suprême force de l’intelligence consiste à savoir vivre dans la nuit – à ne pas se dérober au mystère – sans consentir au chaos.

Préface

La présente édition contient l’essentiel de deux ouvrages depuis longtemps épuisés: L’Echelle de Jacob et Le Pain de chaque jour, refondus en un seul volume.
J’ai éliminé un certain nombre de textes. Ceux que j’ai retenus, je les reproduis sans changement. Mais non sans m’être posé la question: dans quelle mesure ces pages, écrites il y a quelque trente ans, répondent-elles encore aux goûts et aux préoccupations de l’homme contemporain?
Un ami particulièrement sensible aux remous de l’actualité m’a fait la remarque suivante: votre témoignage émane d’une vision chrétienne de l’homme et de sa destinée qui n’a plus cours aujourd’hui. Et cela pour deux raisons:
1) Vous appliquez indistinctement la « grille » chrétienne à tous les phénomènes psychologiques et sociaux, autrement dit vous ramenez tous les problèmes aux rapports entre l’homme et Dieu. Or, la pensée moderne – avec le marxisme, le freudisme, l’existentialisme, le structuralisme, etc. – a ouvert à la connaissance de l’homme une infinité de nouvelles avenues dont la philosophie chrétienne doit nécessairement tenir compte. Le dogmatisme n’est plus de mise: tout ce qu’on tenait pour donné fondamental, valeur acquise, est sans cesse remis en question; la pensée chrétienne a pris une tournure interrogative; Dieu n’est plus l’objet d’une certitude immuable, mais d’une recherche indéfinie. Il ne doit plus être affirmé, mais suggéré. En deux mots, vous vous rapprochez beaucoup trop de ce type humain qu’on appelle aujourd’hui le « chrétien installé ».
2) Vous usez d’un vocabulaire périmé. Les mots d’âme, de péché, de grâce, de ciel, d’enfer, etc., qui reviennent sans cesse sous votre plume ne trouvent pas d’écho dans l’homme moderne. Ce sont de vieux passe-partout qui n’ouvrent plus aucune porte.
J’ai répondu:
Dogmatisme? Excès d’assurance? Cela fait partie de l’héritage que j’ai reçu. Celui qui a dit: « Je suis la voie, la vérité et la vie » n’a pas présenté son message sous la forme interrogative. De là procèdent toutes les affirmations dogmatiques de la religion de mes pères et je ne pense pas que ces révélations divines aient incessamment besoin, pour conserver leur puissance de salut, d’être repensées et réinterprétées suivant les grilles proposées de siècle en siècle par la pensée profane. « Car cela est d’un autre ordre », disait Pascal.
Quant au vocabulaire, c’est également celui de l’Evangile et de toute la tradition qui en est issue. Quelle langue faut-il donc parler aux chrétiens modernes, s’ils n’entendent plus celle de saint Paul, de saint Augustin, de Pascal ou de Dostoïevski?
Si tout cela a fait son temps, c’est le christianisme lui-même qui a fait son temps – et peut-être serait-il plus honnête de le classer une fois pour toutes parmi les phases révolues de l’histoire que de s’obstiner à le présenter sous un enrobement moderne si épais et si étranger qu’il risque d’en altérer le contenu éternel.
Cela dit, je suis parfaitement conscient des phénomènes d’érosion spirituelle provoqués par les abus soit d’un dogmatisme plus attaché à l’écorce qu’à la sève des vérités révélées, soit d’un langage macéré pendant des siècles dans l’acide de la piété janséniste ou dans le sirop de la dévotion sentimentale. Je ne condamne pas non plus la confrontation et le dialogue entre la pensée chrétienne et les multiples aspects de la pensée et de la recherche profanes: ce serait faire preuve d’un défaitisme criminel que d’isoler dans un ghetto une vérité qui est à la fois au centre de tout et au-dessus de tout. Mais à condition que, dans ces affrontements ou ces échanges, le chrétien ne renie rien de la primauté et de la transcendance de cette vérité dont il est le porteur et le témoin.
Car s’il y a un défaitisme qui se traduit par la création d’un ghetto chrétien au milieu du monde moderne, il en est un autre qui aboutit, sous prétexte de dialogue et d’ouverture, à la résorption du christianisme dans le monde moderne. L’un, d’ailleurs, appelle l’autre: on commence par se couper du monde, puis on s’y dissout. Et n’est-ce pas ce dernier qui habite l’âme de certains disciples du Christ qui ne vibrent que pour les idées et les idoles du siècle et qui n’entendent que son langage? Tels ces soldats découragés qui luttent encore par vitesse acquise, mais qui ont déjà capitulé dans leur coeur. Et que ce découragement se masque des belles couleurs de l’exaltation et de l’optimisme, ce n’est là qu’un subterfuge psychologique bien connu par lequel on essaye d’échapper à la mauvaise conscience du vaincu …
Les mêmes chrétiens incriminent volontiers le dogmatisme de l’Eglise. Il a au moins l’excuse – même pour les non-croyants – de s’appuyer sur la foi en une inspiration divine, donc infaillible. Mais ne voyons-nous pas régner un dogmatisme aussi rigoureux dans ces nouvelles disciplines du savoir et ces nouvelles conceptions de l’homme devant lesquelles ils s’inclinent avec une si étrange docilité? Et précisément dans des domaines où le dogmatisme est le plus arbitraire et le plus insupportable, c’est-à dire au niveau du temporel, du mouvant, du relatif? Car enfin, si l’on croit en Dieu, source et fin de tout, il est normal de tout ramener, en profondeur, aux rapports entre l’homme et Dieu. Est-il plus légitime de tout ramener, comme les marxistes, à la lutte des classes, ou, comme les freudiens, aux pulsions et aux inhibitions de la libido? Dogmatisme pour dogmatisme, notre choix est fait …
Ce qui est éternel n’a pas besoin d’être rajeuni: il suffit de le ramener à son intégrité primitive. Le véritable aggiornamento consiste à souffler sur la poussière d’hier et non à la remplacer par la poussière d’aujourd’hui que balayera le vent de demain.
Quant au reproche « d’installation », je répondrai que mes « certitudes» reposent sur l’adhésion intérieure à des réalités invisibles et inconcevables dont toutes les formulations en langage humain effleurent à peine les contours et laissent intact le mystère. Or, on ne s’installe pas dans le mystère. Le plus sûr moyen d’échapper à l’immobilisme est de se laisser pénétrer par l’immuable. Il est beaucoup plus facile de s’enliser dans le changement et dans la nouveauté. Un Thomas d’Aquin, demandant qu’on brûlât la Somme théologique qui lui paraissait « de la paille JI> (ut palea) au prix des réalités qu’il entrevoyait en mourant, était infiniment moins installé dans ses certitudes éternelles que tel chrétien d’aujourd’hui dans les mythes du progrès et de la révolution …
Connaissant mes limites, je n’ai pas de peine à me sentir « dépassé ». Mais pas plus aujourd’hui qu’hier. Par la vérité et non par la nouveauté. Par le silence de Dieu et non par le dernier cri de la mode. Ou bien, s’il s’agit de témoignage humain, par celui des grands voyants de l’invisible, anciens ou récents, qui sont allés plus loin que moi et qui m’ont guidé sur un chemin qui se perd dans la nuit de l’inconnaissance suprême. Par un Platon, ou un Jean de la Croix, ou une Simone Weil, et non par un Teilhard (dont l’étoile commence d’ailleurs à tourner en vieille lune), un Marcuse ou un Garaudy …
Sommes-nous, oui ou non, les disciples de Celui qui a dit: « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » et aussi: « Ne vous conformez pas à ce siècle » ? Si c’est oui, j’espère qu’on peut encore parler de Dieu aux hommes sans être obligé de l’accommoder aux goûts saisonniers de la sensibilité et de l’opinion.

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