RECONQUÊTES par Slobodan Despot


LES PROMESSES DE LA FAIM

Introduction

Ainsi que je l’annonçais dans le dernier Antipresse, j’ai décidé de créer une nouvelle rubrique «où l’on parlera des choses qui nous concernent et nous affectent au plan le plus concret». Or, comme cela arrive souvent, le choix d’un nom pour cette nouvelle rubrique aura englouti bien plus de temps que la rédaction du premier texte. En fin de compte, elle s’appellera Reconquêtes.
Rien de belliqueux dans cette appellation. Ou plutôt si: l’annonce d’une lutte féroce pour la reconquête de territoires qui nous sont propres mais dont nous sommes dépossédés. La modernité, c’est l’aliénation: tous les philosophes vous le diront, mais les philosophes ne savent que broyer du noir. En des termes moins déprimants, notre intégration à la société complexe de l’ère industrielle et technologique se traduit par un pacte de sujétion dont nous sommes rarement conscients. Dans son expression la plus simple, il se traduit ainsi: le confort contre la dépendance. Plus la technologie se perfectionne, plus elle nous «facilite la vie», et plus elle la contrôle. C’est ce que j’ai essayé d’illustrer dans mon récit burlesque sur «la Panne» (Antipresse 68). J’y racontais comment un incident anodin et sans gravité comme une crevaison en ville pouvait devenir un accident, c’est-à-dire impliquer toute une logistique, coûter des sommes folles et vous manger toute une journée… par la magie de ce grand «progrès» de l’industrie automobile consistant à supprimer les roues de secours!

Tous à l’hospice?

La santé est l’un des domaines où la dépendance du citoyen moderne à l’égard du système social s’avère la plus sévère, la plus lucrative, et souvent aussi la plus incontestable — car incontestée. La médecine, les médecins et les assurances qui les financent exercent une autorité intimidante. Tout citoyen, tôt ou tard, devient aussi un patient. Souvent, on est patient avant même d’avoir atteint l’âge d’exercer ses droits de citoyen. Le Dr Knock, il y a bientôt un siècle, a annoncé le citoyen-patient du futur avec son fameux axiome: «Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore!».
Constatant le degré de «prise en charge» des individus dans notre société et son évolution vers une «médicalisation» physique et mentale infantilisante, le remuant Edvard Limonov avait écrit dès les années 1990 un essai provocant intitulé Le grand hospice occidental.
Le grand hospice est-il notre destin inévitable? La loi du Dr Knock ne pourrait-elle pas inversée en notre faveur? Et si le malade était un homme bien portant qui s’ignore? Cette interrogation est le point de départ d’une approche radicalement différente de la médecine, et par conséquent aussi de l’être humain. Une approche qui, comme on le verra, a été écartée et même férocement réprimée depuis des décennies. En gros, depuis que la gestion de notre santé a été confisquée à nos petites mains, à notre bon sens et à notre expérience, et entièrement outsourcée à l’autorité impersonnelle et infaillible de la Science.

Le moins, c’est le plus

Voici quelques années, un reportage diffusé sur Arte exhumait pour le public francophone une vaste bibliothèque de connaissances sur la santé du corps et de l’esprit qu’on avait oubliée comme un continent perdu. «Le jeûne, une nouvelle thérapie?» de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade est l’un des documentaires les plus regardés de la chaîne. On y découvre les étonnants effets de la privation temporaire mais totale de nourriture, non pas au travers des traditions religieuses, ni d’une arbitraire spiritualité «new age», mais des études et des pratiques médicales rigoureuses menées en Allemagne, aux États-Unis ou en Russie.
On y apprend encore que les mêmes mécanismes qui permettent à diverses espèces animales de traverser de longues hibernations, ou aux manchots de se priver de nourriture des mois durant dans la rigueur du climat antarctique, existent également chez l’être humain. Et qu’ils peuvent être mis à profit non pour le simple allégement du corps, mais pour son nettoyage et son renforcement général ainsi que pour le traitement de maladies graves avec des espérances de succès égales ou supérieures à celles de la plupart des thérapies médicamenteuses. Pour cela, aucune technologie n’est nécessaire. Il suffit, pour ainsi dire, d’une bonne connaissance du métabolisme, d’un refuge calme et d’un verre d’eau plate.
Cela n’a rien de nouveau. Les vertus du jeûne ont été reconnues de tout temps et en tout lieu — jusqu’à ce que les «modernes» fassent table rase de l’ensemble des connaissances traditionnelles de l’humanité. Mais les confirmations expérimentales qui tombent en cascade ces dernières années nous conduisent une fois de plus à redécouvrir l’eau chaude.
Dès l’aube de la civilisation, pourtant, l’arsenal du jeûne était connu, pratiqué et codifié. Dans l’ancienne Egypte, on préconisait trois jours d’abstention de nourriture par mois accompagnés de lavements. Pythagore faisait jeûner ses disciples en prescrivant des périodes de 40 jours — la durée exacte de la retraite du Christ dans le désert. Platon en parle également. Hippocrate fait écho en ajoutant que «tout homme porte en lui-même son propre médecin». Même musique chez Plutarque et Celse («plutôt que d’avaler des potions, mieux vaut jeûner un jour»).
La doctrine ne se limite pas au bassin méditerranéen. Au IVe siècle avant Jésus-Christ, les Tibétains compilaient un livre considérable sur la thérapie par le jeûne. Avicenne (980–1037) propose aux malades des jeûnes de trois à cinq semaines accompagnés de mouvements gymnastiques, de massages et de bains — exactement comme dans les cliniques du jeûne actuelles. Mais — comme aujourd’hui — sa méthode «ne plaisait guère dans les cours», car elle était, déjà, trop simple et trop bon marché!
Ainsi jusqu’à l’aube des temps modernes… où l’objection faite à Avicenne dans les cours d’Orient deviendra peu à peu l’attitude officielle de la médecine dite «scientifique». Comment vendre des traitements chroniques et des pilules coûteuses à des clients pourvus de leur «médecin intérieur» selon les mots d’Hippocrate? Simplement: en les persuadant que leur santé est une affaire strictement extérieure!

Pèlerinage aux sources

Approfondissant une découverte qui l’avait manifestement marqué sur un plan personnel, Thierry de Lestrade a publié dans la foulée de son reportage un livre d’enquête. Ce n’est pas le premier ouvrage disponible sur le sujet. On peut, entre autres, accéder depuis des décennies aux traductions des traités pratiques sur le jeûne du grand pionnier américain Herbert Shelton. Mais de Lestrade propose à l’heure actuelle la meilleure vue d’ensemble des mécanismes de la thérapie par le jeûne et de ses domaines d’application. Il commence par narrer l’histoire tumultueuse et souvent stupéfiante des tentatives entreprises pour restaurer la place du jeûne dans la médecine moderne et des oppositions irrationnelles, agressives et souvent crapuleuses auxquelles ses défenseurs ont été confrontés. Les États-Unis auront été le principal théâtre de cette bataille acharnée où les coups bas étaient de règle. C’est là, entre la répression des naturopathes et des «médecines alternatives» au XIXe siècle et l’investissement stratégique de M. Rockefeller dans l’industrie pharmaceutique, que s’est formulée la médecine chimique et technologique qui règne sans partage sur la santé de l’humain massifié et industrialisé.
Dans une deuxième partie, de Lestrade revisite les centres de recherche et de traitement présentés dans le film documentaire. Il évoque en particulier le développement surprenant des connaissances sur le jeûne en URSS dès les années cinquante sous l’impulsion du psychiatre Iouri S. Nikolaïev, un praticien aux vues extraordinairement larges, qui s’en servit avec succès pour traiter la schizophrénie — et s’aperçut du même coup que la méthode soulageait en passant toute une palette de symptômes collatéraux.
La somme colossale de connaissances et de notes accumulées par les médecins russes depuis soixante ans est restée pour l’essentiel inconnue à l’étranger, avant tout pour des problèmes de langue. Elles portent pourtant sur des domaines aussi éloignés que le traitement de l’asthme ou de l’infertilité féminine, la convalescence des vétérans de guerre ou la préparation des cosmonautes. Intrigué par cette science méconnue, je suis remonté à la source. J’ai lu la documentation, parlé avec les praticiens, établi des contacts sur place. Jamais je n’aurais pu prévoir que mon apprentissage de la langue russe m’ouvrirait de tels horizons.
C’est ainsi que j’ai pu, en fin de compte, tenter l’expérience personnellement. Mon séjour d’un mois au bord du lac Baïkal en mars-avril derniers avait pour but d’expérimenter ce levier prodigieux du réarmement personnel qu’est le jeûne total. Avec l’aide des médecins du Centre de médecine orientale d’Oulan-Oudé, en Bouriatie — et de leur filiale sur les bords du grand lac —, je suis allé à la rencontre de mon «médecin intérieur». J’évoquerai cette aventure dans les prochains numéros de l’Antipresse.

LES PROMESSES DE LA FAIM (2E PARTIE)

J’avais l’intention de développer dans ce numéro d’Antipresse la quête du «médecin intérieur» que j’évoquais la semaine dernière et dont mon séjour sur les bords du Baïkal aura été une étape déterminante.
Au fil de l’écriture et de la consultation de mes notes, pourtant, des questions sont apparues. Il n’est pas de sujet plus délicat ni plus intime que la santé. Quel «guide», quel «gourou» suis-je pour transformer mon cas personnel en exemple à suivre? De quel droit et avec quel bénéfice pourrais-je faire de mon expérience — même pas encore bien digérée — une règle universelle?
Je caricature, bien entendu. Toute idée de doctrine ou d’embrigadement m’est étrangère. Mais elle apparaît nécessairement, ne fût-ce qu’en germe, dans l’esprit du lecteur sitôt que quelqu’un lui dit: «Voyez, moi par exemple…» et se met à lui décrire les solutions qu’il a trouvées pour organiser sa propre vie.

Des pavés sous les ronces

Je suis allé en Russie pour ouvrir… des portes ouvertes! J’ai emprunté sous accompagnement médical un chemin spontanément parcouru par les hommes depuis la nuit des temps. Le chemin du jeûne était jadis une grand-route, il était même la voie royale menant au rétablissement simultané des équilibres du corps et de l’esprit, cet état de plénitude qui seul mériterait l’appellation de santé.
Le sort de cette voie royale ressemble à celui des glorieuses viæ romanæ dont les pavés défoncés apparaissent parfois dans nos labours ou sur les chantiers des autoroutes — en obligeant les ingénieurs à suspendre les travaux et passer la main aux archéologues. C’était davantage qu’une méthode de guérison, c’était un art de vivre en s’auscultant et s’épargnant soi-même tout en épargnant ses ressources et celles de son environnement. Une sagesse plus qu’une science, un style plus qu’une discipline.

Quand le moins, c’est le plus

La modernité, en un mot, est le règne de la quantité. Elle ne se maintient, comme le cycliste en équilibre instable sur ses deux roues, qu’en avançant. Sa progression ne se mesure qu’en valeurs quantifiables. Pour une philosophie du «toujours plus», toute idée de restriction est incompréhensible, ou en tout cas inintéressante. Or, à chacun de ses tournants, la voie du jeûne ne cesse de proclamer que «le moins, c’est le plus»!
A force de ne rien manger du tout, on sent rapidement une surprenante satiété: manger ne nous intéresse plus au bout de trois jours. Bien sûr: vous mangez votre masse musculaire, nous répète la bienpensance scientiste, le plus souvent par la bouche des médecins. Eh non! C’est faux: on mange sa graisse en tout premier lieu, comme la science elle-même l’a abondamment montré.
A force de ne plus ingérer aucune calorie, on sent un étonnant et durable sursaut d’énergie venu des profondeurs du corps. On a besoin de marcher, de bêcher un jardin, de s’étirer, de dessiner, de bricoler, de peindre…
A force d’ignorer ce rite majeur de nos journées d’animaux sociaux qu’est le repas, nous trouvons soudain un nouvel intérêt aux autres, dans ce qu’ils sont — ainsi qu’à à cet hôte méconnu de notre existence qu’est notre propre personne. Nous gagnons deux à quatre heures par jour de sérénité des boyaux et de la tête pour y penser.
Je pourrais énumérer les découvertes et les symptômes à l’infini — et tomber justement dans ce malaise du «gourou» que j’évoquais à l’entrée de ce texte. Je le ferai sans doute, car l’expérience est trop importante pour ne pas être partagée. Mais après une longue rumination et sous la forme d’un livre. Dans le contexte plus immédiat de cette lettre, je dois m’en tenir aux idées générales.

Les guerres de la santé

L’itinéraire que j’évoque a été préparé de longue date. En tant qu’éditeur indépendant, depuis 2006, j’ai publié une série d’ouvrages traitant des grands sujets de la santé moderne sous des angles critiques. Je n’avais pas vraiment suscité ces livres ni démarché leurs auteurs, ils étaient spontanément venus vers moi.
L’une des publications les plus remarquées des éditions Xenia, à savoir les œuvres complètes de l’éco-terroriste Theodore Kaczynski dit Unabomber, aborde elle aussi le problème du déséquilibre intérieur chronique de l’être humain dans la société industrielle. A l’automne 2009, l’ouvrage du pharmacologue Bernard Dugué H1N1 la pandémie de la peur fut le seul des 37 titres annoncés dans l’édition française et traitant de cette menace omniprésente à ne pas la prendre au sérieux et à prédire une grippe moins meurtrière que la plupart des variétés saisonnières. Il avait raison, seul contre tous. C’était une simple affaire de sang-froid, d’observation et de bon sens.
C’est avec les mêmes armes que La piqûre de trop? de Catherine Riva et Jean-Pierre Spinosa (2010) décomposait la redoutable opération de marketing médical qui a abouti à l’instauration généralisée des vaccinations contre le cancer du col de l’utérus dans les pays industrialisés.
La santé, ou plus exactement la maladie comme état ordinaire de l’humain selon le Dr Knock, est devenue une industrie, un marché et une religion dans notre société «avancée». Hormis le bon sens et la lucidité, il faut une certaine force morale pour oser affronter les dogmes de cette institution centrale du «grand hospice» dont nous sommes tous plus ou moins les pensionnaires.
La voie du jeûne est une discipline trop archaïque et trop animale pour ce monde-là. Sa simplicité n’offre pratiquement aucune prise à l’ingéniérie et au développement. Son dépouillement élimine le profit commercial. Elle constitue, de tous ces points de vue, un véritable manifeste antimoderne.
Or j’ai pu découvrir, à partir du moment où je m’y suis intéressé, que bien des gens autour de moi la connaissaient, et la pratiquaient, sans instruction livresque. Elle s’est transmise par les voies souterraines, coutumières et familiales, qui échappent au contrôle de la science et de l’assurance. Nombre d’artistes et de sportifs, en particulier, s’y livrent sans en parler pour éviter la moquerie et la polémique.

Un itinéraire de rencontres

Entrer en jeûne ressemble un peu, toutes proportions gardées, à une entrée en résistance. On se découvre une cause commune avec des gens dont, a priori, tout nous sépare. Il y a des signes discrets, des mots de passe, des destinées humaines peu ordinaires. Mon propre itinéraire jusqu’au lac Baïkal et au-delà passe par des rencontres marquantes: Walter, le psychiatre polyglotte suisse aux idées totalement libres, Luciano, le beau vieillard toscan qui a retrouvé et maintenu sa grande forme par des jeunes d’un mois et davantage, sa fille Claudia qui a consacré sa vie dans la lointaine Russie à organiser et populariser ces méthodes. Sylvie et Thierry, les cinéastes-reporters qui ont trouvé l’angle et le ton justes pour vulgariser ce sujet malcommode. Et puis tous ces médecins bouriates et russes, hautement formés et cultivés, qui s’emploient à concilier la sagesse traditionnelle avec les méthodes modernes.
Plus loin à l’arrière-plan, l’incroyable liberté d’esprit avec laquelle le Dr Nikolaïev sut développer ses observations sous la chape de plomb de la bureaucratie soviétique, il y a 60 ans. La colossale masse d’expériences du pionnier américain Herbert Shelton. Ou l’intrépide combat de ce merveilleux écrivain d’il y a un siècle, Upton Sinclair, candide et engagé, qui consacra tant de textes et de conférences à défendre un mode de vie en voie de criminalisation dans son pays soumis à la loi des lobbies. Son livre The fasting cure (1911) demeure une lecture moralement exaltante, en plus d’être une très bonne introduction au sujet.
Pourtant, les mentalités évoluent, et rapidement. Dans les ouvrages et les documentaires qu’on y consacre, la discipline du jeûne total est symbolisée le plus souvent par un simple verre d’eau claire. Cette allégorie coupe court à bien des discussions et des dilemmes: s’agit-il d’une discipline médicale, d’une thérapie, d’un mode de vie? Oui, mais ce n’est pas tout. C’est aussi une esthétique, proche de la nudité du zen ou de la plénitude monacale. A l’heure où la simple eau potable devient à son tour un enjeu stratégique dans un monde épuisé par la surconsommation, certaines évidences commencent à poindre de nouveau. Les voies anciennes envahies par les ronces mériteraient peut-être un peu de désherbage…

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