ENCYCLIQUE
LUMEN FIDEI
DU SOUVERAIN
PONTIFE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR LA FOI
1. La
lumière
de la
foi (Lumen
Fidei)
: Par cette expression,
la tradition de l’Église
a désigné le grand don
apporté par Jésus, qui,
dans l’Évangile de Jean,
se présente ainsi : «
Moi, lumière, je suis
venu dans le monde, pour
que quiconque croit en
moi ne demeure pas dans
les ténèbres » (Jn
12, 46).
Saint Paul aussi s’exprime
en ces termes : « Le
Dieu qui a dit ‘Que des
ténèbres resplendisse la
lumière’, est Celui qui
a resplendi dans nos
coeurs » (2
Co 4, 6).
Dans le monde païen,
épris de lumière, s’était
développé le culte au
dieu Soleil, le
Sol invictus,
invoqué en son lever.
Même si le soleil
renaissait chaque jour,
on comprenait bien qu’il
était incapable d’irradier
sa lumière sur l’existence
de l’homme tout entière.
En effet, le soleil n’éclaire
pas tout le réel ; son
rayon est incapable d’arriver
jusqu’à l’ombre de la
mort, là où l’oeil
humain se ferme à sa
lumière. « S’est-il
trouvé un seul homme qui
voulût mourir en
témoignage de sa foi au
soleil ? »[1]
demande le martyr saint
Justin. Conscients du
grand horizon que la foi
leur ouvrait, les
chrétiens appelèrent le
Christ le vrai soleil, «
dont les rayons donnent
la vie »[2].
À Marthe qui pleure la
mort de son frère Lazare,
Jésus dit : « Ne t’ai-je
pas dit que si tu crois, tu verras la
gloire de Dieu ? » (Jn
11, 40). Celui qui croit,
voit ; il voit avec une
lumière qui illumine tout le
parcours de la route, parce
qu’elle nous vient du Christ
ressuscité, étoile du matin
qui ne se couche pas.
Une
lumière illusoire ?
2.
Cependant, en
parlant de cette lumière
de la foi, nous pouvons
entendre l’objection de
tant de nos
contemporains. À
l’époque moderne on
a pensé qu’une telle
lumière était suffisante
pour les
sociétés anciennes, mais
qu’elle ne servirait pas
pour les temps nouveaux,
pour l’homme devenu
adulte, fier de sa
raison, désireux d’explorer l’avenir
de façon nouvelle. En ce
sens, la foi
apparaissait comme une
lumière illusoire qui
empêchait l’homme de
cultiver l’audace du
savoir. Le jeune
Nietzsche invitait sa
soeur Élisabeth à se
risquer, en parcourant «
de nouveaux chemins (…)
dans l’incertitude de l’avancée
autonome ». Et il
ajoutait : « à ce point
les chemins de l’humanité
se séparent : si tu veux
atteindre la paix de l’âme
et le bonheur, aie donc
la foi, mais si tu veux
être un disciple de la
vérité, alors cherche »[3]. Le
fait de croire s’opposerait
au fait de chercher. À
partir de là, Nietzsche
reprochera au
christianisme d’avoir
amoindri la portée de l’existence
humaine, en enlevant à
la vie la nouveauté et
l’aventure. La foi
serait alors comme une
illusion de lumière qui
empêche notre cheminement d’hommes
libres vers l’avenir.
3.
Dans ce processus,
la foi a fini par être
associée
à l’obscurité. On a
pensé pouvoir la
conserver, trouver pour
elle un espace pour la
faire cohabiter avec la
lumière de la raison. L’espace
pour la foi s’ouvrait là
où la raison ne pouvait
pas éclairer, là où l’homme
ne pouvait plus avoir de
certitudes. Alors la foi
a été comprise comme un
saut dans le vide que
nous accomplissons par
manque de lumière,
poussés par un sentiment
aveugle ; ou comme une
lumière subjective,
capable peut-être de
réchauffer le coeur, d’apporter
une consolation privée,
mais qui ne peut se
proposer aux autres
comme lumière objective
et commune pour éclairer
le chemin. Peu à peu,
cependant, on a vu que
la lumière de la raison
autonome ne réussissait
pas à éclairer assez l’avenir
; elle reste en fin de
compte dans son obscurité
et laisse l’homme dans
la peur de l’inconnu.
Ainsi l’homme a-t-il
renoncé à la recherche
d’une grande lumière,
d’une grande vérité,
pour se contenter des
petites lumières qui
éclairent l’immédiat,
mais qui sont incapables
de montrer la route.
Quand manque la lumière,
tout devient confus, il
est impossible de
distinguer le bien du
mal, la route qui
conduit à destination de
celle qui nous fait
tourner en rond, sans
direction.
Une
lumière à redécouvrir
4.
Aussi il est urgent
de récupérer le
caractère particulier de
lumière de la foi parce
que, lorsque sa flamme s’éteint,
toutes les autres lumières
finissent
par perdre leur vigueur. La
lumière de la foi possède,
en effet, un caractère
singulier, étant capable d’éclairer
toute l’existence
de l’homme. Pour qu’une
lumière soit aussi puissante,
elle ne peut provenir de
nous-mêmes, elle doit venir
d’une source plus originaire,
elle doit venir, en définitive,
de Dieu. La foi naît de la
rencontre avec le Dieu vivant,
qui nous appelle et nous
révèle son amour, un amour
qui nous précède et sur
lequel nous pouvons nous
appuyer pour être solides et
construire notre vie.
Transformés par cet amour
nous recevons des yeux
nouveaux, nous faisons l’expérience
qu’en lui se trouve une
grande promesse de plénitude
et le regard de l’avenir s’ouvre
à nous. La foi que nous
recevons de Dieu comme
un don surnaturel, apparaît
comme une lumière pour la route,
qui oriente notre marche
dans le temps. D’une part,
elle procède du passé, elle
est la lumière d’une mémoire
de fondation, celle de la
vie de Jésus, où s’est
manifesté son amour
pleinement fiable, capable
de vaincre la mort. En
même
temps, cependant, puisque le
Christ est ressuscité et
nous attire au-delà de la
mort, la foi est lumière qui
vient de l’avenir, qui
entrouvre devant nous de
grands horizons et nous
conduit au-delà de notre «
moi » isolé vers l’ampleur
de la communion. Nous
comprenons alors que la foi
n’habite pas dans l’obscurité
; mais qu’elle est une
lumière pour nos ténèbres.
Après avoir confessé sa foi
devant saint Pierre, Dante
la décrit dans
La Divine Comédie
comme
une « étincelle, qui se dilate, devient flamme vive
et brille en moi, comme brille
l’étoile aux cieux »[4]. C’est
justement de
cette lumière de la foi que
je voudrais parler, afin
qu’elle grandisse pour
éclairer le présent jusqu’à
devenir une étoile qui
montre les horizons de notre
chemin, en un temps où
l’homme a particulièrement
besoin de lumière.
5. Avant sa passion, le
Seigneur assurait à
Pierre : « J’ai prié pour
toi, afin que ta foi ne
défaille pas » (Lc
22, 32). Puis il lui a
demandé d’ « affermir ses
frères » dans cette même
foi.
Conscient de la tâche
confiée au Successeur de
Pierre,
Benoît XVI a voulu
proclamer cette
Année de la foi,
un temps de grâce qui nous
aide à expérimenter la
grande joie de croire, à
raviver la perception de
l’ampleur des horizons que
la foi entrouvre, pour la
confesser dans son unité
et son intégrité, fidèles à
la mémoire du Seigneur,
soutenus par sa présence et
par l’action de l’Esprit
Saint. La conviction d’une
foi qui rend la vie grande
et pleine, centrée sur le
Christ et sur la force de sa
grâce, animait la mission
des premiers chrétiens. Dans
les Actes des martyrs, nous
lisons ce dialogue entre le
préfet romain Rusticus et le
chrétien Hiérax : « Où sont
tes parents ? » demandait le
juge au martyr, et celui-ci
répondit : « Notre vrai père
est le Christ, et notre mère
la foi en lui »[5]. Pour
ces chrétiens la foi, en
tant que rencontre avec le
Dieu vivant manifesté dans
le Christ, était une « mère
», parce qu’elle les faisait
venir à la lumière,
engendrait en eux la vie
divine, une nouvelle
expérience, une vision
lumineuse de l’existence
pour laquelle on était prêt
à rendre un témoignage
public jusqu’au bout.
6.
L’Année
de la foi a
commencé à l’occasion du
50ème
anniversaire de
l’ouverture du Concile
Vatican II. Cette
coïncidence nous permet
de voir que Vatican II a
été un Concile sur la
foi,[6]
en
tant qu’il nous a
invités à remettre au
centre de notre vie
ecclésiale et
personnelle le primat de
Dieu dans le Christ. L’Église,
en effet, ne suppose
jamais la foi comme un
fait acquis, mais elle
sait que ce don de Dieu
doit être nourri et
renforcé pour qu’il
continue à conduire sa
marche. Le Concile
Vatican II a fait
briller la foi à l’intérieur
de l’expérience humaine,
en parcourant ainsi les
routes de l’homme d’aujourd’hui.
De cette façon, a été
mise en évidence la
manière dont la foi
enrichit l’existence
humaine dans toutes ses
dimensions.
7. Ces considérations
sur la foi — en
continuité avec tout ce
que le Magistère de
l’Église a énoncé au sujet de cette vertu
théologale[7] — entendent
s’ajouter à tout ce que
Benoît XVI a écrit dans
les
encycliques sur la
charité
et sur l’espérance. Il avait
déjà pratiquement achevé une
première rédaction d’une
Lettre encyclique sur la
foi. Je lui en suis
profondément reconnaissant
et, dans la fraternité du
Christ, j’assume son
précieux travail, ajoutant
au texte quelques
contributions ultérieures.
Le Successeur de Pierre,
hier, aujourd’hui
et demain, est en effet
toujours appelé à « confirmer
les frères » dans cet
incommensurable trésor de la
foi que Dieu donne comme
lumière sur la route de
chaque homme.
Dans la
foi, vertu surnaturelle
donnée par Dieu, nous
reconnaissons qu’un grand
Amour nous a été offert,
qu’une bonne Parole nous a
été adressée et que, en
accueillant cette Parole,
qui est Jésus Christ, Parole
incarnée, l’Esprit Saint
nous transforme, éclaire le
chemin de l’avenir et fait
grandir en nous les ailes de
l’espérance pour le
parcourir avec joie. Dans un
admirable entrecroisement,
la foi, l’espérance et la
charité constituent le
dynamisme de l’existence
chrétienne vers la pleine
communion avec Dieu. Comment
est-elle cette route que la
foi entrouvre devant nous ?
D’où vient sa puissante
lumière qui permet
d’éclairer le chemin d’une
vie réussie et féconde,
pleine de fruits ?
CHAPITRE
NOUS AVONS
CRU EN L’AMOUR
(cf.
1 Jn 4, 16)
Abraham,
notre père dans la foi
8.
La foi nous ouvre le
chemin et accompagne nos
pas dans l’histoire.
C’est pourquoi, si nous
voulons comprendre ce qu’est
la foi, nous devons
raconter son parcours,
la route des hommes
croyants, dont témoigne
en premier lieu l’Ancien
Testament. Une place
particulière revient à
Abraham, notre père dans
la foi. Dans sa vie se
produit un fait
bouleversant : Dieu lui
adresse la Parole, il se
révèle comme un Dieu qui
parle et qui l’appelle
par son nom. La foi est
liée à l’écoute. Abraham
ne voit pas Dieu, mais
il entend sa voix. De
cette façon la foi prend
un caractère personnel.
Dieu se trouve être
ainsi non le Dieu d’un
lieu, et pas même le
Dieu lié à un temps
sacré spécifique,
mais le Dieu d’une
personne, précisément
le
Dieu d’Abraham, d’Isaac
et de Jacob, capable d’entrer
en contact avec l’homme
et d’établir une
alliance avec lui. La
foi est la réponse à une
Parole qui interpelle
personnellement, à un
Toi qui nous appelle par
notre nom.
9. Cette Parole dite à
Abraham est un appel et
une promesse. Elle est
avant tout appel à
sortir de sa propre
terre, invitation à s’ouvrir
à une vie nouvelle,
commencement d’un exode
qui le conduit vers un
avenir insoupçonné. La
vision que la foi
donnera à Abraham sera
tou jours jointe à ce pas en
avant à accomplir. La foi «
voit » dans la mesure où
Abraham marche, où il entre
dans l’espace ouvert par la
Parole de Dieu. Cette parole
contient en outre une
promesse : ta descendance
sera nombreuse, tu seras le
père d’un grand peuple (cf.
Gn 13, 16 ; 15,
5 ; 22, 17). Il est vrai qu’en
tant que réponse à une
Parole qui précède, la foi
d’Abraham sera toujours un
acte
de mémoire. Toutefois cette
mémoire ne fixe pas dans le passé
mais, étant mémoire d’une
promesse, elle devient
capable d’ouvrir vers l’avenir,
d’éclairer les pas au long
de la route. On voit ainsi
comment la foi, en tant que
mémoire de l’avenir,
memoria futuri,
est étroitement liée à l’espérance.
10.
Il est demandé à Abraham de
faire confiance à cette
Parole. La foi comprend que
la Parole — une réalité
apparemment éphémère et
passagère
quand elle est prononcée par
le Dieu fidèle — devient ce
qui peut exister de plus sûr
et de plus inébranlable, ce
qui rend possible la
continuité de notre chemin
dans le temps. La foi
accueille cette Parole comme
un roc sûr, des fondations
solides
sur lesquelles on peut
édifier. C’est pourquoi dans
la
Bible la foi est désignée
par la parole hébraïque
‘emûnah,
dérivée du verbe
‘amàn,
qui dans sa racine
signifie « soutenir ». Le
terme
‘emûnah peut signifier
soit la fidélité de Dieu,
soit la foi de l’homme.
L’homme fidèle reçoit la
force de se confier entre
les mains du Dieu fidèle. En
jouant sur les deux
significations du mot — que
nous trouvons aussi dans les
termes correspondants en
grec (pistós)
et latin (fidelis)
—, saint Cyrille de
Jérusalem exaltera la
dignité du chrétien, qui
reçoit le nom même
de Dieu : les deux sont
appelés « fidèles »[8]. Saint Augustin l’expliquera
ainsi : « L’homme est fidèle
quand
il croit aux promesses que
Dieu lui fait ;
Dieu est fidèle quand il
donne à l’homme ce qu’il
lui a
promis »[9].
11. Un dernier aspect de
l’histoire d’Abraham est
important pour comprendre sa
foi. La Parole de Dieu, même
si elle apporte avec elle
nouveauté et surprise, ne se
trouve en rien étrangère à
l’expérience du Patriarche.
Dans la voix qui s’adresse
à lui, Abraham reconnaît un
appel profond, inscrit
depuis toujours au coeur de
son être. Dieu associe sa
promesse à ce « lieu » où
l’existence de l’homme se
montre depuis toujours
prometteuse : la paternité,
la génération d’une vie nouvelle
– « Ta femme Sara te donnera
un fils, tu l’appelleras
Isaac » (Gn
17, 19). Ce Dieu qui demande
à Abraham de lui faire
totalement confiance se
révèle
comme la source dont
provient toute vie. De cette
façon, la foi se rattache à
la Paternité de Dieu de
laquelle jaillit la création
: le Dieu qui appelle
Abraham est le Dieu
créateur, celui qui «
appelle le néant à
l’existence » (Rm
4,
17), celui qui « nous a élus
en lui, dès avant la
fondation du monde …
déterminant d’avance que
nous serions
pour Lui des fils adoptifs »
(Ep
1,
4-5). Pour Abraham la foi en
Dieu éclaire les racines les
plus
profondes de son être,
lui permet de reconnaître la
source de bonté qui est à
l’origine de toutes
choses, et de confirmer que
sa vie ne procède pas du néant
ou du hasard, mais d’un
appel et d’un amour
personnels. Le Dieu
mystérieux qui l’a appelé
n’est pas un Dieu étranger,
mais celui qui est l’origine
de tout, et qui soutient
tout. La
grande épreuve de la foi
d’Abraham, le sacrifice de
son fils Isaac, montrera
jusqu’à quel point cet
amour
originaire est capable de
garantir la vie même au-delà
de la mort. La Parole qui a
été capable
de susciter un fils dans son
corps « comme mort » et «
dans le sein mort » de la
stérile Sara (cf.
Rm 4, 19), sera
aussi capable de garantir la
promesse d’un avenir au-delà
de toute menace ou danger
(cf.
He 11, 19 ;
Rm 4, 21).
La foi
d’Israël
12.
L’histoire du peuple
d’Israël, dans le livre
de l’Exode, se poursuit
dans le sillage de la
foi
d’Abraham. La foi naît
de nouveau d’un don originaire
: Israël s’ouvre à
l’action de Dieu qui
veut le libérer de sa
misère. La foi est
appelée à un long
cheminement pour pouvoir
adorer le Seigneur sur
le Sinaï et hériter
d’une terre promise.
L’amour divin possède
les traits du père qui
soutient
son fils au long du
chemin (cf.
Dt 1, 31).
La confession de foi
d’Israël se développe
comme un récit des
bienfaits de Dieu, de
son action pour libérer
et guider le peuple (cf.
Dt 26,
5-11), récit que le
peuple transmet de
génération en
génération. La lumière
de Dieu brille pour
Israël à travers la mémoire des faits
opérés par le Seigneur,
rappelés et confessés dans
le culte, transmis de
père en fils. Nous apprenons
ainsi que la lumière apportée par
la foi est liée au récit
concret de la vie, au
souvenir reconnaissant des
bienfaits de Dieu et à
l’accomplissement progressif
de ses promesses.
L’architecture gothique l’a
très bien exprimé : dans les
grandes cathédrales la
lumière arrive du ciel à
travers les vitraux où est
représentée l’histoire
sacrée. La lumière de Dieu
nous parvient à travers le
récit de sa révélation, et
ainsi elle est capable
d’éclairer notre chemin dans
le temps, rappelant les
bienfaits divins, indiquant
comment s’accomplissent ses
promesses.
13. L’histoire d’Israël
nous montre encore la
tentation de l’incrédulité à
laquelle le peuple a
succombé plusieurs fois.
L’idolâtrie apparaît ici
comme
l’opposé de la foi. Alors
que Moïse parle avec Dieu
sur le Sinaï, le peuple ne
supporte pas le mystère du
visage divin caché ; il ne
supporte pas le temps de
l’attente. Par sa nature, la
foi demande de renoncer à la
possession immédiate que la
vision semble offrir, c’est
une invitation à s’ouvrir à
la source de la lumière,
respectant le mystère propre
d’un Visage, qui entend se
révéler de façon personnelle
et en temps opportun.
Martin Buber citait cette
définition de l’idolâtrie
proposée par le rabbin de
Kock : il y a idolâtrie «
quand un visage se tourne
respectueusement vers un visage qui n’est
pas un visage »[10]. Au
lieu de la foi en Dieu on
préfère adorer l’idole, dont
on peut fixer le visage,
dont l’origine est connue
parce
qu’elle est notre oeuvre.
Devant l’idole on ne court
pas le risque d’un appel qui
fasse sortir de ses propres
sécurités, parce que les
idoles « ont une bouche et
ne parlent pas » (Ps
115, 5). Nous comprenons
alors que l’idole est un
prétexte pour se placer
soi-même au centre de la
réalité, dans l’adoration de
l’oeuvre de ses propres
mains. Une fois perdue
l’orientation fondamentale
qui donne unité à son
existence, l’homme se
disperse dans la
multiplicité de ses désirs.
Se refusant à attendre le
temps de la promesse, il se
désintègre dans les mille
instants de son histoire.
Pour cela l’idolâtrie est
toujours un polythéisme, un
mouvement sans but qui va
d’un seigneur à l’autre.
L’idolâtrie n’offre pas un
chemin, mais une
multiplicité de sentiers,
qui ne conduisent pas à un
but certain et qui prennent
plutôt l’aspect d’un
labyrinthe. Celui qui ne
veut pas faire confiance à
Dieu
doit écouter les voix des
nombreuses idoles
qui lui crient : « Fais-moi
confiance ! ». Dans la
mesure
où la foi est liée à la
conversion, elle est
l’opposé de l’idolâtrie ;
elle est une rupture avec
les idoles pour revenir au
Dieu vivant, au moyen
d’une rencontre personnelle.
Croire signifie s’en remettre à un
amour miséricordieux qui
accueille toujours et
pardonne, soutient et
oriente l’existence, et qui se montre
puissant dans sa capacité de
redresser les déformations
de notre histoire. La foi
consiste dans la
disponibilité à se laisser
transformer toujours de
nouveau par l’appel de Dieu.
Voilà le paradoxe : en se
tournant continuellement
vers le Seigneur, l’homme
trouve une route stable qui
le libère du mouvement de
dispersion auquel les idoles
le soumettent.
14.
Dans la foi d’Israël
apparaît aussi la figure
de
Moïse, le médiateur. Le
peuple ne peut pas voir
le visage de Dieu ;
c’est Moïse qui parle
avec YHWH sur la
montagne et qui rapporte
à tous la volonté du
Seigneur. Avec cette
présence du médiateur,
Israël a appris à
marcher en étant uni.
L’acte de foi de chacun
s’insère dans celui
d’une communauté, dans
le « nous » commun du
peuple qui, dans la foi,
est comme un seul homme,
« mon
fils premier-né » comme
Dieu appellera Israël
tout entier (cf.
Ex 4, 22).
La médiation ne devient
pas ici un obstacle,
mais une ouverture :
dans la rencontre avec
les autres, le regard
s’ouvre à une vérité
plus grande que
nous-mêmes. J.J.
Rousseau se plaignait de
ne pas pouvoir voir Dieu
personnellement : « Que
d’hommes entre Dieu et
moi ! »[11];
« Est-ce aussi simple et
naturel que Dieu ait été
chercher Moïse pour
parler à Jean-Jacques
Rousseau ? »[12].
À partir d’une
conception
individualiste et
limitée de la
connaissance, on ne peut comprendre le sens de la
médiation, — cette capacité
à participer à la vision de
l’autre, ce savoir partagé
qui est le savoir propre de
l’amour. La foi est un don
gratuit de Dieu qui demande
l’humilité et le courage
d’avoir confiance et de
faire confiance, afin de
voir le chemin lumineux de
la rencontre entre Dieu et les
hommes, l’histoire du salut.
La
plénitude de la foi
chrétienne
15.
« Abraham (…) exulta
à la pensée qu’il
verrait mon Jour. Il l’a
vu et fut dans la joie »
(Jn
8, 56).
Selon ces paroles de
Jésus, la foi d’Abraham
était dirigée vers lui,
elle était, en un sens,
une vision anticipée de
son mystère. Ainsi le
comprend saint
Augustin, quand il
affirme que les
Patriarches se sauveront
par la foi, non la foi
dans le Christ déjà
venu, mais la foi dans
le Christ qui allait
venir, foi tendue vers
l’événement futur de
Jésus[13]. La
foi chrétienne est
centrée sur le Christ,
elle est confession que
Jésus est le Seigneur et
que Dieu l’a ressuscité
des morts (cf.
Rm 10, 9).
Toutes les lignes de
l’Ancien Testament se
rassemblent dans
le Christ. Il devient le
« oui » définitif à
toutes les
promesses, le fondement
de notre « Amen »
final à Dieu (cf.
2 Co 1, 20).
L’histoire de Jésus
est la pleine
manifestation de la
fiabilité de Dieu.
Si
Israël rappelait les
grands actes d’amour de
Dieu, qui formaient le
centre de sa confession et ouvraient le regard de
sa foi, désormais la vie
de Jésus apparaît comme le
lieu de l’intervention
définitive de Dieu, la
manifestation suprême de
son
amour pour nous. La parole
que Dieu nous adresse en
Jésus n’est pas une parole
supplémentaire parmi tant
d’autres, mais sa Parole
éternelle (cf.
He 1, 1-2). Il
n’y a pas de garantie plus
grande que Dieu puisse
donner pour nous assurer de
son amour, comme nous le
rappelle saint Paul (cf.
Rm 8, 31-39). La
foi chrétienne est donc foi
dans le plein Amour, dans
son pouvoir efficace, dans sa
capacité de transformer le
monde et d’illuminer le
temps. « Nous avons reconnu
l’amour que Dieu a pour
nous, et nous y avons cru »
(1
Jn 4, 16). La
foi saisit, dans l’amour de
Dieu manifesté en Jésus, le
fondement sur lequel
s’appuient la réalité et sa
destination ultime.16.
La preuve la plus
grande de la fiabilité
de l’amour
du Christ se trouve dans
sa mort pour l’homme. Si
donner sa vie pour ses
amis est la plus grande
preuve d’amour (cf.
Jn 15, 13),
Jésus a offert la sienne
pour tous, même pour
ceux qui étaient des
ennemis, pour
transformer leur coeur.
Voilà pourquoi, selon
les évangélistes, le
regard de foi culmine à
l’heure de la Croix,
heure en laquelle
resplendissent la
grandeur et l’ampleur de
l’amour divin. Saint
Jean place ici son
témoignage solennel
quand, avec la Mère de
Jésus, il contempla
celui qu’ils ont
transpercé (cf.
Jn 19, 37).
« Celui qui a vu rend
témoignage — son
témoignage est
véritable, et celui-là
sait qu’il dit vrai —
pour que vous aussi vous
croyiez » (Jn
19, 35). F. M. Dostoïevski,
dans son oeuvre
L’idiot,
fait dire au protagoniste,
le prince Mychkine, à la vue
du tableau du Christ mort au
sépulcre, oeuvre de Hans
Holbein le Jeune : « En
regardant ce tableau un
croyant peut perdre la foi
»[14]. La
peinture représente en
effet, de façon très crue,
les effets destructeurs de
la mort sur le corps du
Christ. Toutefois, c’est
justement dans la
contemplation de la mort de
Jésus que la foi se renforce
et reçoit une lumière
éclatante, quand elle se
révèle comme foi dans son
amour inébranlable pour
nous, amour qui est capable
d’entrer dans la mort pour
nous sauver. Il est possible
de croire dans cet amour,
qui ne s’est pas soustrait à
la mort pour manifester
combien il m’aime ; sa
totalité l’emporte
sur tout soupçon et nous
permet de nous confier
pleinement au Christ.
17. Maintenant, à la
lumière de sa Résurrection,
la mort du Christ dévoile la
fiabilité totale de l’amour de
Dieu. En tant que
ressuscité, le Christ
est témoin fiable, digne de
foi (cf.
Ap 1, 5 ;
He 2, 17), appui
solide pour notre foi. « Si
le Christ n’est
pas ressuscité, vaine est
votre foi ! », affirme saint
Paul (1
Co 15, 17). Si
l’amour du Père n’avait pas
fait ressusciter Jésus
d’entre les morts, s’il
n’avait pas pu redonner vie
à son corps, alors il ne
serait
pas un amour pleinement
fiable, capable d’illuminer
également les ténèbres de la
mort. Quand saint Paul parle de sa
nouvelle vie dans le Christ,
il se réfère à « la foi au
Fils de Dieu qui m’a aimé et
s’est livré pour moi » (Ga
2,
20). Cette « foi au Fils de
Dieu » est certainement la
foi de l’Apôtre des gentils
en Jésus, mais elle suppose
aussi la fiabilité
de Jésus, qui se fonde, oui,
dans son amour jusqu’à la
mort, mais aussi dans son
être Fils de Dieu. Justement
parce que Jésus est le Fils,
parce qu’il est absolument
enraciné dans le Père, il a
pu vaincre la mort et faire
resplendir la plénitude de
la vie. Notre culture a
perdu la perception de cette
présence concrète de Dieu,
de son action dans le monde.
Nous pensons que Dieu se
trouve seulement au-delà, à
un autre niveau de réalité,
séparé de nos relations
concrètes. Mais s’il en
était ainsi, si Dieu était
incapable d’agir dans le
monde, son amour ne serait
pas vraiment puissant,
vraiment réel, et il ne
serait donc pas même un
véritable amour, capable
d’accomplir le bonheur qu’il
promet. Croire ou ne pas
croire en lui serait alors
tout à fait indifférent. Les
chrétiens, au contraire,
confessent l’amour concret
et puissant de Dieu, qui
agit vraiment dans
l’histoire et en détermine
le destin final, amour que
l’on peut rencontrer, qui s’est
pleinement révélé dans la
Passion, Mort et
Résurrection du Christ.
18.
La plénitude où
Jésus porte la foi a un
autre aspect
déterminant. Dans la
foi, le Christ n’est pas
seulement celui en qui
nous croyons — la
manifestation la plus
grande de l’amour de
Dieu — ,mais aussi celui
auquel nous nous
unissons pour pouvoir croire. La foi
non seulement regarde vers
Jésus, mais regarde du point
de vue de Jésus, avec ses
yeux : elle est une
participation à sa façon de
voir. Dans de nombreux
domaines de la vie, nous
faisons confiance à d’autres
personnes qui ont des meilleures
connaissances que nous. Nous
avons
confiance dans l’architecte
qui construit notre maison, dans
le pharmacien qui nous
présente le médicament pour
la guérison, dans l’avocat
qui nous défend au tribunal.
Nous avons également
besoin de quelqu’un qui soit
digne de confiance et expert
dans les choses de Dieu.
Jésus, son Fils, se présente
comme celui qui nous
explique Dieu (cf.
Jn 1, 18). La
vie du Christ, sa façon de
connaître le Père, de vivre
totalement en relation
avec
lui, ouvre un nouvel espace
à l’expérience humaine et
nous pouvons y entrer. Saint
Jean a exprimé l’importance
de la relation personnelle
avec Jésus pour notre foi à
travers divers usages du
verbe
croire.
Avec le « croire que » ce
que Jésus nous dit est vrai
(cf.
Jn 14, 10 ; 20,
31), Jean utilise aussi les
locutions « croire à » Jésus
et « croire en » Jésus. «
Nous croyons à » Jésus,
quand nous acceptons sa
Parole, son témoignage,
parce qu’il est véridique
(cf.
Jn 6, 30). «
Nous croyons en » Jésus,
quand nous l’accueillons
personnellement dans notre
vie et nous nous en
remettons à lui, adhérant à
lui dans l’amour et le
suivant au long du chemin
(cf.
Jn 2, 11 ; 6, 47
; 12, 44).Pour nous
permettre de le connaître,
de l’accueillir
et de le suivre, le Fils de
Dieu a pris notre chair, et
ainsi sa vision du Père a eu
lieu aussi de façon
humaine, à travers une
marche et un parcours dans
le temps. La foi chrétienne
est foi en l’Incarnation du
Verbe et en sa Résurrection
dans la chair, foi en un
Dieu qui s’est fait si
proche qu’il est entré dans
notre histoire. La foi dans
le Fils de Dieu fait homme
en Jésus de Nazareth, ne
nous sépare pas de la
réalité, mais nous permet
d’accueillir son sens le
plus profond, de découvrir
combien Dieu aime ce monde
et l’oriente sans cesse vers
lui ; et cela amène le
chrétien à s’engager, à
vivre de manière encore plus
intense sa marche sur la
terre.
Le salut
par la foi
19.
À partir de cette
participation à la façon
de voir de Jésus,
l’apôtre Paul nous a
laissé dans ses écrits
une description de
l’existence croyante.
Celui qui croit, en
acceptant le don de la
foi, est transformé en
une créature nouvelle.
Il reçoit un
nouvel être, un être
filial ; il devient fils
dans le Fils. «
Abba, Père » est la
parole la plus
caractéristique de
l’expérience de Jésus,
qui devient centre de
l’expérience chrétienne
(cf.
Rm 8, 15).
La vie dans la foi, en
tant qu’existence
filiale, est une
reconnaissance du don
originaire et radical
qui est à la base de
l’existence de l’homme,
et peut se résumer dans
la phrase de saint Paul
aux Corinthiens : «
Qu’as-tu que tu n’aies
reçu ? » (1
Co 4, 7).
C’est justement ici que
se place le coeur de la
polémique de saint Paul
avec les pharisiens, la
discussion sur le salut
par la foi ou par les
oeuvres de la loi. Ce
que saint Paul refuse,
c’est l’attitude de celui qui
veut se justifier lui-même devant
Dieu par l’intermédiaire de
son propre agir. Une telle
personne, même quand elle
obéit aux commandements,
même quand elle fait de
bonnes oeuvres, se met
elle-même au centre, et
elle ne reconnaît pas que
l’origine de la bonté est
Dieu.
Celui qui agit ainsi, qui
veut être source de sa
propre justice, la voit vite
se tarir et découvre qu’il
ne peut même pas se
maintenir dans
la fidélité à la loi. Il
s’enferme, s’isolant ainsi
du
Seigneur et des autres, et
en conséquence sa vie est
rendue vaine, ses oeuvres
stériles comme un arbre loin
de l’eau. Saint Augustin
s’exprime ainsi
dans son langage concis et
efficace :
« Ab eo qui fecit te noli
deficere nec ad te »,
« de
celui qui t’a fait, ne
t’éloigne pas, même pour
aller vers toi »[15]. Quand
l’homme pense qu’en
s’éloignant de Dieu il se
trouvera lui-même, son
existence échoue (cf.
Lc 15, 11-24).
Le commencement du salut est
l’ouverture à quelque chose
qui précède, à un
don originaire qui affirme
la vie et conserve dans
l’existence. C’est seulement
dans notre ouverture
à cette origine et dans le
fait de la reconnaître
qu’il
est possible d’être
transformés, en laissant le
salut opérer en nous et
rendre féconde notre vie,
pleine de bons fruits. Le
salut par la foi consiste
dans la reconnaissance du
primat du don de Dieu, comme
le résume saint Paul : « Car
c’est bien par la grâce que
vous êtes sauvés, moyennant
la foi. Ce salut ne vient pas de
vous, il est un don de Dieu
» (Ep
2,
8).
20.
La nouvelle logique
de la foi est centrée
sur le Christ. La foi
dans le Christ nous
sauve parce que c’est en
lui que la vie s’ouvre
radicalement à un Amour
qui nous précède et nous
transforme de
l’intérieur, qui agit en
nous et avec
nous. Cela apparaît avec
clarté dans l’exégèse
que l’Apôtre
des gentils fait d’un
texte du Deutéronome,
exégèse qui s’insère
dans la dynamique la
plus profonde de
l’Ancien Testament.
Moïse dit au peuple que
le commandement de Dieu
n’est pas trop haut ni
trop loin de l’homme. On
ne doit pas dire : « Qui
montera au ciel pour
nous le chercher ? » ou
« Qui ira pour nous
au-delà des mers nous le
chercher ? » (cf.
Dt 30,
11-14). Cette proximité
de la parole de Dieu est
interprétée par Paul
comme renvoyant à la
présence du Christ dans
le chrétien. « Ne dis
pas dans ton coeur : Qui
montera au ciel ?
Entends : pour en faire
descendre le Christ ; ou
bien : Qui descendra
dans l’abîme ? Entends :
pour faire remonter le
Christ de chez les morts
» (Rm
10, 6-7).
Le Christ est descendu
sur la terre et il est
ressuscité des morts ;
par son Incarnation et
sa Résurrection, le Fils
de Dieu a embrassé toute
la marche de l’homme et
demeure dans nos coeurs
par l’Esprit Saint. La
foi sait que Dieu s’est
fait tout proche de
nous, que le Christ est
un grand don qui nous a
été fait, don qui nous
transforme
intérieurement, nous
habite, et ainsi nous
donne la lumière qui éclaire l’origine et
la fin de la vie, tout
l’espace
de la marche
de l’homme.21. Nous pouvons ainsi
comprendre la nouveauté à
laquelle la foi nous
conduit. Le croyant est
transformé par l’Amour,
auquel il s’est ouvert dans
la foi, et dans son
ouverture à cet Amour qui
lui est offert, son
existence se dilate au-delà
de lui-même. Saint Paul peut
affirmer : « Ce n’est plus moi qui
vis, mais le Christ qui vit
en moi » (Ga
2,
20), et exhorter : « Que le
Christ habite en
vos coeurs par la foi ! » (Ep
3,
17). Dans la foi, le « moi »
du croyant grandit pour être
habité par un Autre, pour
vivre dans un Autre, et
ainsi sa vie s’élargit dans
l’Amour. Là se situe
l’action propre de l’Esprit
Saint. Le chrétien peut
avoir les yeux
de Jésus, ses sentiments, sa
disposition filiale, parce qu’il
est rendu participant à son
Amour, qui est l’Esprit. C’est dans cet Amour que se
reçoit en quelque sorte la
vision propre de Jésus. Hors
de cette conformation dans
l’Amour, hors de la présence
de l’Esprit qui le répand
dans nos coeurs (cf.
Rm 5, 5), il est
impossible de confesser
Jésus comme Seigneur (cf.
1 Co 12, 3).
La forme
ecclésiale de la foi
22.
De cette manière,
l’existence croyante
devient existence
ecclésiale. Quand saint
Paul parle aux chrétiens
de Rome de ce corps
unique que sont tous les
croyants dans le Christ,
il les exhorte à ne pas
se vanter ; chacun doit
au contraire s’estimer «
selon le degré de foi
que Dieu lui a départi » (Rm
12, 3). Le croyant apprend à
se voir
lui-même à partir de la foi
qu’il professe. La figure
du
Christ est le miroir où se
découvre sa propre image
réalisée. Et comme le Christ
embrasse en lui tous les
croyants, qui forment son
corps, le chrétien se
comprend lui-même dans ce
corps, en relation
originaire au Christ et aux
frères dans la foi. L’image
du corps ne veut pas réduire
le croyant à une simple
partie d’un tout anonyme, à
un simple élément d’un grand
rouage, mais veut souligner
plutôt l’union vitale du
Christ aux croyants et de
tous les croyants entre eux
(cf.
Rm 12, 4-5). Les
chrétiens sont « un » (cf.
Ga 3, 28), sans
perdre leur individualité,
et, dans le service des
autres, chacun rejoint le
plus profond de son être. On
comprend alors pourquoi hors
de ce corps, de cette unité
de l’Église dans le Christ,
de cette Église qui — selon
les paroles de Guardini — «
est la porteuse historique
du regard plénier du Christ
sur le monde »[16], la foi
perd sa « mesure », ne
trouve plus son équilibre,
l’espace nécessaire pour se
tenir debout. La foi a une
forme nécessairement
ecclésiale, elle se confesse
de l’intérieur du corps du
Christ, comme communion
concrète des croyants. C’est
de ce lieu ecclésial qu’elle
ouvre chaque chrétien vers
tous les hommes. La parole
du Christ, une fois écoutée,
et par son dynamisme même,
se transforme dans le
chrétien en réponse, et
devient elle-même parole prononcée,
confession de foi. Saint
Paul
affirme qu’avec le coeur, on
croit, et avec la bouche on
fait profession de foi (cf.
Rm 10, 10). La
foi n’est pas un fait privé,
une conception individualiste,
une opinion subjective, mais
elle naît d’une écoute
et elle est destinée à être
prononcée et à devenir
annonce. En effet, « comment
croire sans d’abord
l’entendre ? et comment
entendre sans quelqu’un qui
proclame ? » (Rm
10, 14). La foi se fait
alors opérante dans le
chrétien à partir du don
reçu, de l’Amour qui attire
de l’intérieur vers le
Christ (cf.
Ga 5, 6), et
rend participants de la
marche de l’Église, pèlerine
dans l’histoire vers son
accomplissement. Pour celui
qui, en ce monde, a été
transformé, s’ouvre une
nouvelle façon de voir, la
foi devient lumière pour ses
yeux.
CHAPITRE
CROYEZ PAS,
VOUS NE
COMPRENDREZ PAS
(cf.
Is 7, 9)
Foi et
vérité
23.
Si vous ne croyez
pas, vous ne comprendrez
pas (cf.
Is 7, 9). La
version grecque de la
Bible hébraïque, la
traduction des Septante
faite à Alexandrie
d’Égypte, traduisait
ainsi les paroles du
prophète Isaïe au roi
Achaz. La question de la
connaissance de la
vérité était mise de
cette manière au coeur
de la foi. Toutefois,
dans le texte hébraïque,
nous lisons autre chose.
Là, le prophète dit au
roi : « Si vous ne
croyez pas, vous ne
pourrez pas tenir ». Il
y a ici un jeu de
paroles fait avec deux
formes du verbe ’amàn
: « vous
croyez » (ta’aminu),
et « vous pourrez tenir
» (ta’amenu).
Effrayé par la puissance
de ses ennemis, le roi
cherche la sécurité que
peut lui donner une
alliance avec le grand
empire d’Assyrie. Le
prophète, alors,
l’invite à s’appuyer
seulement sur le vrai
rocher qui ne vacille
pas, le Dieu
d’Israël. Puisque Dieu
est fiable, il est
raisonnable d’avoir
foi en lui, de
construire sa propre
sécurité sur sa Parole.
C’est lui le Dieu
qu’Isaïe appellera plus
loin, par deux fois, «
le Dieu de l’Amen » (Cf.
Is 65, 16),
fondement inébranlable
de fidélité
à l’alliance. On
pourrait penser que la
version grecque de la
Bible, en traduisant «
tenir ferme » par «
comprendre », ait opéré
un changement profond du texte, en
passant de la notion biblique
de confiance en Dieu à la
notion grecque de
compréhension. Pourtant,
cette traduction, qui
acceptait certainement le
dialogue avec la culture
hellénique, ne méconnaissait
pas la dynamique profonde du
texte hébraïque. La fermeté
promise par Isaïe au roi
passe, en effet, par la
compréhension de l’agir de
Dieu et de l’unité qu’il
donne à la vie de l’homme et
à l’histoire du peuple. Le
prophète exhorte à
comprendre les
voies du Seigneur, en
trouvant dans la fidélité
de
Dieu le dessein de sagesse
qui gouverne les siècles.
Saint Augustin a exprimé la
synthèse du « fait de
comprendre » et du « fait
d’être ferme » dans ses
Confessions,
quand il parle de la vérité,
à
laquelle l’on peut se fier
afin de pouvoir rester
debout
: « (…) en vous, [Seigneur],
dans votre vérité (…) je
serai ferme et stable »[17].
À
partir du contexte, nous
savons que saint Augustin
veut
indiquer comment cette
vérité fiable de Dieu est sa
présence fidèle dans
l’histoire, sa capacité de
tenir
ensemble les temps, en
réunissant la dispersion des
jours de l’homme, comme cela
émerge dans la Bible[18].
24. Lu sous cet angle, le
texte d’Isaïe porte à une
conclusion : l’homme a
besoin de connaissance, il a
besoin de vérité, car sans
elle, il ne se maintient
pas, il n’avance pas. La
foi, sans la vérité, ne
sauve pas, ne rend pas sûrs
nos pas. Elle reste un beau conte, la
projection de nos désirs de
bonheur, quelque chose qui
nous satisfait seulement
dans la mesure où nous
voulons nous leurrer. Ou
bien elle se réduit à un
beau sentiment, qui console
et réchauffe, mais qui reste
lié à nos états d’âme, à la
variabilité des temps,
incapable de soutenir une
marche constante dans notre
vie. Si la foi était ainsi,
le roi Achaz aurait eu
raison de ne pas miser la
vie et la sécurité de son
royaume sur une émotion. Par
son lien intrinsèque avec la
vérité, la foi est capable
d’offrir une lumière
nouvelle, supérieure aux
calculs du roi, parce
qu’elle voit plus loin,
parce qu’elle comprend
l’agir de
Dieu, fidèle à son alliance
et à ses promesses.
25.
Justement à cause de
la crise de la vérité
dans laquelle nous
vivons, il est
aujourd’hui plus que
jamais nécessaire de
rappeler la connexion de
la foi avec la vérité.
Dans la culture
contemporaine, on tend
souvent à accepter comme
vérité seulement la
vérité de la technologie
: est vrai ce que
l’homme réussit à
construire et à mesurer
grâce à sa science, vrai
parce que cela
fonctionne, rendant
ainsi la vie plus
confortable et plus
aisée. Cette vérité
semble aujourd’hui
l’unique vérité
certaine, l’unique qui
puisse être partagée
avec les autres,
l’unique sur laquelle on
peut discuter et dans
laquelle on peut
s’engager ensemble.
D’autre part, il y
aurait ensuite les
vérités de chacun, qui
consistent dans le fait
d’être authentiques face
à ce que chacun ressent
dans son intériorité,
vérités valables
seulement pour l’individu et qui ne
peuvent pas être proposées
aux autres avec la
prétention de servir le bien
commun. La grande vérité, la
vérité qui explique
l’ensemble de la vie
personnelle et sociale, est
regardée avec suspicion.
N’a-t-elle pas été peut-être
— on se le demande — la
vérité voulue par les grands
totalitarismes du siècle
dernier, une vérité qui
imposait sa conception
globale pour écraser
l’histoire concrète de
chacun ? Il reste alors
seulement un relativisme
dans lequel la question sur
la vérité de la totalité,
qui au fond est aussi une
question sur Dieu,
n’intéresse plus. Il est
logique, dans cette
perspective, que l’on
veuille éliminer la
connexion de la religion
avec la vérité, car ce lien
serait la racine du
fanatisme, qui cherche à
écraser celui qui ne partage
pas la même croyance. Nous
pouvons parler, à ce sujet,
d’un grand oubli dans notre
monde contemporain. La
question sur la vérité est,
en effet, une question de
mémoire, de mémoire
profonde, car elle s’adresse
à ce qui nous précède et, de
cette manière, elle peut
réussir à nous unir au-delà
de notre « moi » petit et
limité. C’est une question
sur l’origine du tout, à la
lumière de laquelle on peut
voir la destination et ainsi
aussi le sens de la route
commune.
Connaissance de la vérité et
amour
26.
Dans cette
situation, la foi
chrétienne peut-elle
offrir un service au
bien commun sur la
manière juste de
comprendre la vérité ?
Pour
y répondre, il est
nécessaire de réfléchir
sur le type de
connaissance propre à la
foi. Une expression de saint Paul peut y
aider, quand il affirme : «
croire dans le coeur » (cf.
Rm 10, 10). Le
coeur, dans la Bible, est le
centre de l’homme, le lieu
où s’entrecroisent toutes
ses dimensions : le corps et
l’esprit ; l’intériorité de
la personne et son ouverture
au monde et aux autres ;
l’intellect, le vouloir,
l’affectivité. Eh bien, si
le coeur est capable d’unir
ces dimensions, c’est parce
qu’il est le lieu où nous
nous ouvrons à la vérité et
à l’amour, et où nous nous
laissons toucher et
transformer profondément par
eux. La foi transforme la
personne toute entière, dans
la mesure où elle s’ouvre à
l’amour. C’est dans cet
entrecroisement de la foi
avec l’amour que l’on
comprend la forme de
connaissance propre à la
foi, sa force de conviction,
sa capacité d’éclairer nos
pas. La foi connaît dans la
mesure où elle est liée à
l’amour, dans la mesure où
l’amour même porte une
lumière. La
compréhension de la foi est
celle qui naît lorsque
nous
recevons le grand amour de
Dieu qui nous transforme
intérieurement et nous donne
des yeux nouveaux pour voir
la réalité.27. La manière dont le
philosophe Ludwig
Wittgenstein a expliqué la
connexion entre la foi et la
certitude est bien connue.
Croire serait semblable,
selon lui, à l’expérience de
tomber amoureux, une
expérience comprise comme
subjective, qui ne peut pas
être proposé comme une
vérité valable pour tous[19]. Pour
l’homme moderne, en effet, la
question de l’amour semble
n’avoir rien à voir avec le
vrai. L’amour se comprend
aujourd’hui comme une
expérience liée au monde des
sentiments inconstants, et
non plus à la vérité.
Est-ce là
vraiment une description
adéquate de l’amour ? En
réalité, l’amour ne peut se
réduire à un sentiment qui
va et vient. Il touche,
certes, notre affectivité,
mais pour l’ouvrir à la
personne aimée et pour
commencer ainsi une marche
qui est un abandon de la
fermeture en son propre «
moi » pour aller vers
l’autre personne,
afin de construire un
rapport durable ; l’amour vise
l’union avec la personne
aimée. Se manifeste alors
dans quel sens l’amour a
besoin de la vérité. C’est
seulement dans la mesure où
l’amour est fondé sur la
vérité qu’il peut perdurer
dans le temps, dépasser
l’instant éphémère et rester
ferme pour soutenir une
marche commune. Si l’amour
n’a pas de rapport avec la
vérité, il est soumis à
l’instabilité des sentiments
et il ne surmonte pas
l’épreuve du temps. L’amour
vrai, au
contraire, unifie tous les
éléments de notre personne
et devient une lumière
nouvelle vers une vie grande
et pleine. Sans vérité
l’amour ne peut pas offrir
de lien solide, il ne
réussit pas à porter le «
moi » au-delà de son
isolement, ni à le libérer
de l’instant éphémère pour
édifier la vie et porter
du
fruit.Si
l’amour a besoin de la
vérité, la vérité, elle
aussi, a besoin de l’amour.
Amour et vérité ne peuvent
pas se séparer. Sans amour,
la vérité se
refroidit, devient
impersonnelle et opprime la
vie concrète de la personne.
La vérité que nous
cherchons, celle qui donne
sens à nos pas, nous
illumine quand nous sommes
touchés par l’amour. Celui
qui aime comprend que
l’amour est une expérience
de vérité, qu’il ouvre
lui-même nos yeux pour voir
toute la réalité de manière
nouvelle, en union avec la
personne aimée. En ce sens,
saint Grégoire le Grand a
écrit que «
amor ipse notitia est
»,
l’amour même est une
connaissance, il porte en
soi une logique nouvelle[20]. Il
s’agit d’une manière
relationnelle de regarder le
monde, qui devient
connaissance partagée,
vision dans la vision de
l’autre et vision commune
sur toutes les choses.
Guillaume de Saint Thierry,
au Moyen-âge, suit cette
tradition quand il commente
un verset du Cantique des
Cantiques où le bien-aimé
dit à la bien-aimée : Tes
yeux sont des yeux de
colombes (cf.
Ct 1, 15)[21]. Ces
yeux de la bien-aimée,
explique Guillaume, sont la
raison croyante et l’amour,
qui deviennent un seul oeil
pour parvenir à la
contemplation de Dieu, quand
l’intellect se fait «
intellect d’un amour
illuminé »[22].
28.
Cette découverte de
l’amour comme source de
connaissance, qui
appartient à
l’expérience originelle
de tout homme, trouve
une expression
importante dans la
conception biblique de
la foi. En expérimentant l’amour
avec lequel Dieu l’a choisi
et l’a engendré comme
peuple, Israël arrive à
comprendre l’unité du
dessein divin, des origines
à l’accomplissement. Du fait
qu’elle
naît de l’amour de Dieu qui
conclut l’Alliance, la
connaissance de la foi est
une connaissance qui éclaire
le chemin dans l’histoire.
C’est en outre
pour cela que, dans la
Bible, vérité et fidélité
vont de pair, et le vrai
Dieu est le Dieu fidèle,
celui
qui maintient ses promesses
et permet, dans le temps, de
comprendre son dessein. À
travers l’expérience des
prophètes, dans la douleur
de
l’exil et dans l’espérance
d’un retour définitif dans la cité
sainte, Israël a eu
l’intuition que cette vérité
de Dieu s’étendait au-delà
de son histoire, pour
embrasser toute l’histoire
du monde, depuis la
création. La connaissance de
la foi éclaire, non
seulement le parcours
particulier d’un peuple,
mais tout le cours du monde
créé, de ses origines à sa
consommation.
La foi
comme écoute et vision
29.
Parce que la
connaissance de la foi
est justement
liée à l’alliance d’un
Dieu fidèle, qui noue
une relation d’amour
avec l’homme et lui
adresse la Parole, elle
est présentée dans la
Bible comme une écoute,
et elle est associée à
l’ouïe. Saint Paul
utilisera une formule
devenue classique :
fides ex auditu,
« la foi naît de ce
qu’on entend » (cf.
Rm 10, 17).
Associée à la parole, la
connaissance est
toujours une
connaissance
personnelle, une
connaissance qui
reconnaît la voix,
s’ouvre à elle en toute liberté et la
suit dans l’obéissance.
C’est pourquoi, saint Paul a
parlé de « l’obéissance de
la foi » (cf. Rm 1, 5 ; 16,
26)[23]. La foi
est, en outre, une
connaissance liée à
l’écoulement du temps, dont
la parole a besoin pour se
dire : c’est une
connaissance qui s’apprend
seulement en allant à
la suite du Maître (sequela).
L’écoute aide à bien
représenter le lien entre la
connaissance et l’amour.Au sujet
de la connaissance de la
vérité, l’écoute a été
parfois opposée à la vision,
qui serait propre à la
culture grecque. Si, d’une
part, la lumière offre la
contemplation de la totalité
à laquelle l’homme a
toujours aspiré, elle ne
semble pas laisser, d’autre
part, de la place à la
liberté, car elle descend du
ciel et arrive directement à
l’oeil, sans lui demander de
répondre. En outre, elle
semblerait inviter à une
contemplation statique,
séparée du temps concret
dans lequel l’homme jouit et
souffre. Selon cette
conception, l’approche
biblique de la connaissance
s’opposerait à l’approche
grecque, qui, dans sa quête
d’une compréhension complète du
réel, a lié la connaissance
à la vision.
Il est
clair, au contraire, que
cette prétendue opposition
ne correspond pas aux
données bibliques. L’Ancien
Testament a concilié les
deux types de connaissance,
parce qu’à l’écoute de la
Parole de Dieu s’unit le
désir de voir son visage. De
cette manière, il a été
possible de développer un
dialogue avec la culture
hellénique, dialogue qui est
au coeur de l’Écriture.
L’ouïe atteste l’appel
personnel et l’obéissance,
et aussi le fait que la
vérité se révèle dans le
temps ; la vue offre la
pleine vision de tout le
parcours et permet de se
situer dans le grand projet
de Dieu ; sans cette vision
nous disposerions seulement
de fragments isolés d’un
tout inconnu.30.
La connexion entre
la vision et l’écoute,
comme organes de
connaissance de la foi,
apparaît
avec la plus grande
clarté dans l’Évangile
de
Jean. Selon le quatrième
Évangile, croire c’est
écouter et, en même
temps, voir. L’écoute de
la foi advient selon la
forme de connaissance
qui caractérise l’amour
: c’est une écoute
personnelle,
qui distingue la voix et
reconnaît celle du Bon
Pasteur (cf.
Jn 10, 3-5)
; une écoute qui
requiert la
sequela,
comme cela se passe avec
les premiers disciples
qui, « entendirent ses
paroles et suivirent
Jésus » (Jn
1, 37).
D’autre part, la foi est
liée aussi à la vision.
Parfois, la vision des
signes de Jésus précède
la foi, comme avec les
juifs qui, après la
résurrection de Lazare,
« avaient vu ce qu’il
avait fait, crurent en lui » (Jn
11, 45). D’autres fois,
c’est la foi qui conduit à
une vision plus profonde : «
si tu crois, tu verras la
gloire de Dieu » (Jn
11, 40).
Enfin, croire et voir
s’entrecroisent : « Qui
croit
en moi (…) croit en celui
qui m’a envoyé ; et qui me
voit, voit celui qui m’a
envoyé » (Jn
12, 44-45). Grâce à cette
union avec l’écoute, la
vision devient un engagement
à la suite du Christ, et la
foi apparaît comme une
marche du regard, dans
lequel
les yeux s’habituent à voir
en profondeur. Et ainsi, le
matin de Pâques, on passe de
Jean qui, étant encore dans
l’obscurité devant le
tombeau vide, « vit et crut
» (Jn
20, 8) ; à Marie de Magdala
qui, désormais, voit Jésus
(cf.
Jn 20, 14) et
veut le retenir, mais est
invitée à le contempler dans
sa marche vers le Père ;
jusqu’à la pleine confession
de la même Marie de Magdala
devant
les disciples : « j’ai vu le
Seigneur ! » (cf.
Jn 20, 18).
Comment
arrive-t-on à cette synthèse
entre l’écoute et la vision
? Cela devient possible à
partir de la personne
concrète de Jésus, que l’on
voit et que l’on écoute. Il
est la Parole faite chair,
dont nous avons contemplé la
gloire (cf.
Jn 1, 14). La
lumière de la foi est celle
d’un Visage sur lequel on
voit le Père. En effet, la
vérité qu’accueille la foi
est, dans le quatrième
Évangile, la manifestation
du Père dans le Fils, dans
sa chair et dans
ses oeuvres terrestres,
vérité qu’on peut définir
comme
la « vie lumineuse » de
Jésus[24].
Cela
signifie que la
connaissance de la foi ne
nous invite
pas à
regarder une vérité purement
intérieure. La vérité à
laquelle la foi nous ouvre
est une vérité centrée sur
la rencontre avec le Christ,
sur la contemplation de sa
vie, sur la perception de sa
présence. En ce sens, saint
Thomas d’Aquin parle de l’oculata
fides des Apôtres —
une foi qui
voit ! — face à la vision
corporelle du Ressuscité[25]. Ils
ont vu Jésus ressuscité avec
leurs yeux et ils ont cru,
c’est-à-dire ils ont pu
pénétrer dans la profondeur
de ce qu’ils voyaient pour
confesser le Fils de Dieu,
assis à la droite du Père.
31.
C’est seulement
ainsi que, à travers
l’Incarnation, à travers
le partage de notre
humanité, pouvait
s’accomplir pleinement
la connaissance propre
de l’amour. La lumière
de l’amour, en effet,
naît quand nous sommes
touchés dans notre
coeur ; nous recevons
ainsi en nous la
présence intérieure du
bien-aimé, qui nous
permet de reconnaître
son mystère. Nous
comprenons alors pourquoi,
avec l’écoute et la
vision, la foi est,
selon saint Jean un
toucher, comme il
l’affirme dans sa
première lettre : « (…)
ce que nous avons
entendu, ce que nous
avons vu de nos yeux (…)
ce que nos mains ont
touché du Verbe de vie »
(1
Jn 1, 1).
Par son Incarnation, par
sa venue parmi nous,
Jésus nous a touchés,
et, par les Sacrements
aussi il nous touche
aujourd’hui ; de cette
manière, en transformant
notre coeur, il nous a permis et nous permet de
le reconnaître et de
le confesser
comme le Fils de Dieu. Par
la foi, nous pouvons le
toucher, et recevoir la
puissance de sa grâce. Saint
Augustin, en commentant le
passage sur l’hémorroïsse
qui touche Jésus pour être
guérie (cf.
Lc 8, 45-46), affirme
: « Toucher avec le
coeur, c’est cela croire »[26]. La
foule se rassemble autour de
Lui, mais elle ne l’atteint
pas
avec le toucher personnel de
la foi, qui reconnaît son mystère,
sa Filiation qui manifeste
le Père.
C’est seulement quand nous
sommes configurés au Christ,
que nous recevons des yeux
adéquats pour le voir.
Le
dialogue entre foi et raison
32.
Dans la mesure où
elle annonce la vérité
de l’amour total de Dieu
et ouvre à la puissance
de cet amour, la foi
chrétienne arrive au
plus profond du coeur de
l’expérience de chaque
homme, qui vient à la
lumière grâce à l’amour
et est appelé à aimer
pour demeurer dans la
lumière. Mus par le
désir d’illuminer toute
réalité à partir de
l’amour de Dieu
manifesté en Jésus et
cherchant à aimer avec
le même amour, les
premiers chrétiens
trouvèrent dans le monde
grec, dans sa faim de
vérité, un partenaire
idoine pour le dialogue.
La rencontre du message
évangélique avec la
pensée philosophique du
monde antique fut un
passage déterminant pour
que l’Évangile arrive à tous les
peuples. Elle favorisa une
inter- action féconde entre
foi et raison, interaction
qui s’est toujours
développée au cours des
siècles jusqu’à nos jours.
Le bienheureux
Jean Paul II, dans sa Lettre encyclique
Fides et ratio,
a fait voir comment foi et
raison se renforcent
réciproquement[27]. Quand
nous trouvons la pleine
lumière de l’amour de Jésus,
nous découvrons que, dans
tous nos amours, était
présent un rayon de cette
lumière et nous comprenons
quel était son objectif
final. Et, en même temps, le
fait que notre amour porte
en soi une lumière, nous
aide à voir le chemin de
l’amour vers la plénitude du
don total du Fils de Dieu
pour nous. Dans ce mouvement
circulaire, la lumière de la
foi éclaire toutes nos
relations humaines, qui
peuvent être vécues en union
avec l’amour et la tendresse
du Christ.33.
Dans la vie de saint
Augustin, nous trouvons
un exemple significatif
de ce cheminement au cours
duquel la recherche de
la raison, avec son
désir de vérité et de
clarté, a été intégrée
dans l’horizon de la
foi, dont elle a reçu
une nouvelle
compréhension. D’une
part, saint Augustin
accueille la philosophie
grecque de la lumière
avec son insistance sur
la vision. Sa rencontre
avec le
néoplatonisme lui a fait
connaître le paradigme
de
la lumière, qui descend
d’en-haut pour éclairer
les choses, et qui est
ainsi un symbole de
Dieu. De cette façon
saint Augustin a compris
la transcendance divine et a
découvert que toutes les
choses ont en soi une
transparence, et qu’elles
pouvaient, pour ainsi dire,
réfléchir la bonté de Dieu, le
Bien. Il s’est ainsi libéré
du manichéisme dans lequel
il vivait auparavant et qui
le disposait à penser que le
mal et le bien s’opposent
continuellement, en se
confondant et en se
mélangeant, sans avoir de
contours précis. Comprendre
que Dieu est lumière lui a
donné une nouvelle orientation
dans l’existence, la
capacité de reconnaître
le mal
dont il était coupable et de
s’orienter vers le bien.
D’autre
part, cependant, dans
l’expérience concrète de
saint Augustin, que lui-même
raconte dans ses
Confessions,
le moment déterminant de sa
marche de foi n’a pas été
celui d’une vision de Dieu,
au-delà de ce monde, mais
plutôt le moment de
l’écoute, quand dans le
jardin il entendit une voix
qui lui disait : « Prends et
lis » ; il prit le volume
contenant les Lettres de
saint Paul et s’arrêta sur
le treizième chapitre de l’Épitre
aux Romains[28]
Se
révélait ainsi le Dieu
personnel de la Bible,
capable de parler à l’homme,
de descendre pour vivre avec
lui et d’accompagner sa
marche dans l’histoire, en
se manifestant dans le temps
de l’écoute et de la
réponse.Et
pourtant, cette rencontre
avec le Dieu de la Parole
n’a pas amené saint Augustin
à refuser la lumière et la
vision. Guidé toujours par
la révélation de l’amour de
Dieu en Jésus, il a intégré
les deux perspectives. Et
ainsi il a élaboré une
philosophie de la lumière
qui accueille en soi la
réciprocité propre de la
parole et ouvre un espace de
liberté du regard vers la
lumière. De même qu’à la
parole correspond une
réponse libre, de même la
lumière trouve comme réponse
une image qui
la réfléchit. Saint Augustin
peut se référer alors,
en
associant écoute et vision,
à la « parole qui resplendit
à l’intérieur de l’homme »[29].
De cette manière, la lumière
devient, pour ainsi dire, la
lumière d’une parole, parce
qu’elle est la lumière d’un
Visage personnel, une
lumière qui, en nous
éclairant, nous appelle et
veut se réfléchir sur notre visage
pour resplendir de
l’intérieur de nous-mêmes.
D’ailleurs, le désir de la
vision de la totalité, et
non seulement des fragments
de l’histoire,
reste présent et
s’accomplira à la fin, quand
l’homme, comme le dit le
saint d’Hippone, verra et
aimera[30]. Et
cela, non parce qu’il sera
en mesure de posséder toute
la lumière, qui sera
toujours inépuisable, mais
parce qu’il entrera, tout
entier, dans la lumière.
34.
La lumière de
l’amour, propre à la
foi, peut illuminer les
questions de notre temps
sur la vérité. La vérité
aujourd’hui est souvent
réduite à une
authenticité subjective
de chacun, valable
seulement pour la vie
individuelle. Une vérité
commune nous fait peur,
parce que nous l’iden tifions avec l’imposition
intransigeante des totalitarismes.
Mais si la vérité est la
vérité de l’amour, si c’est
la vérité qui s’entrouvre
dans la rencontre
personnelle avec l’Autre et
avec les autres, elle reste
alors libérée de la
fermeture dans l’individu et
peut faire partie du bien
commun. Étant la vérité d’un
amour, ce n’est pas une
vérité qui s’impose avec
violence, ce n’est pas une
vérité qui écrase
l’individu. Naissant de
l’amour, elle peut arriver
au coeur, au centre de
chaque personne. Il résulte
alors clairement que la foi
n’est pas intransigeante,
mais elle grandit dans une
cohabitation qui respecte
l’autre. Le croyant n’est
pas arrogant ; au contraire,
la vérité le rend humble,
sachant que ce n’est pas lui
qui la possède, mais c’est
elle qui l’embrasse et le
possède. Loin de le raidir,
la sécurité de la foi le met
en route, et rend possible
le témoignage et le dialogue
avec tous.
D’autre
part, la lumière de la foi,
dans la mesure où elle est
unie à la vérité de l’amour,
n’est pas étrangère au monde
matériel, car l’amour se vit
toujours corps et âme ; la
lumière de la foi est une
lumière incarnée, qui
procède de la vie lumineuse
de Jésus. Elle éclaire aussi
la matière, se fie à son
ordre, reconnaît qu’en elle
s’ouvre un chemin
d’harmonie et de
compréhension toujours
plus large. Le regard de la
science tire ainsi profit
de la
foi : cela invite le
chercheur à rester ouvert à
la réalité, dans toute sa
richesse inépuisable. La foi
réveille le sens critique
dans la mesure où elle
empêche la recherche de se
complaire dans ses formules
et l’aide à comprendre que
la nature est
toujours
plus grande. En invitant à
l’émerveillement devant le
mystère du créé, la foi
élargit les horizons de la
raison pour mieux éclairer
le
monde qui s’ouvre à la
recherche scientifique.
La foi et
la recherche de Dieu
35.
La lumière de la foi
en Jésus éclaire aussi
le chemin de tous ceux
qui cherchent Dieu, et
offre la contribution
spécifique du
christianisme dans le
dialogue avec les
adeptes des diverses
religions. La
Lettre aux Hébreux
nous
parle du témoignage des
justes qui, avant
l’Alliance avec Abraham,
cherchaient déjà Dieu
avec foi. D’Hénoch, on
dit qu’« il lui est
rendu témoignage qu’il
avait plu à Dieu » (He
11, 5),
chose impossible sans la
foi, parce que « celui
qui s’approche de Dieu
doit croire qu’il existe
et qu’il se fait le
rémunérateur de ceux qui
le cherchent » (He
11, 6).
Nous pouvons ainsi
comprendre que le chemin
de l’homme religieux
passe par la confession
d’un Dieu qui prend soin
de lui et qui n’est pas
impossible à trouver.
Quelle autre récompense
Dieu pourrait-il offrir
à ceux qui le cherchent,
sinon de se laisser
rencontrer ? Bien
auparavant, nous
trouvons la figure
d’Abel, dont on loue
aussi la foi à
cause de laquelle Dieu a
accepté ses dons,
l’offrande des
premiers-nés de son
troupeau (cf.
He 11, 4).
L’homme religieux
cherche à reconnaître
les signes de Dieu dans
les expériences
quotidiennes de sa vie,
dans le cycle des
saisons, dans la
fécondité de la terre et
dans tout le mouvement
du cosmos. Dieu est
lumineux, et il peut être trouvé aussi par
ceux qui le cherchent avec
un coeur sincère.L’image
de cette recherche se trouve
dans les Mages, guidés par
l’étoile jusqu’à Bethléem
(cf.
Mt 2, 1-12).
Pour eux, la lumière de Dieu
s’est montrée comme chemin,
comme étoile qui guide le
long d’une route de
découvertes. L’étoile évoque
ainsi de la patience de Dieu
envers nos yeux, qui doivent
s’habituer à sa splendeur.
L’homme religieux est en
chemin et doit être prêt à
se laisser guider, à sortir
de soi pour trouver le Dieu
qui surprend toujours. Ce
respect de Dieu pour les
yeux de l’homme nous montre
que, quand l’homme
s’approche de Lui, la
lumière humaine ne se
dissout pas dans l’immensité
lumineuse de Dieu, comme si
elle était une étoile
engloutie par l’aube, mais
elle devient plus brillante
d’autant plus qu’elle est
plus proche du feu
des origines, comme le
miroir qui reflète la splendeur.
La confession chrétienne de
Jésus, unique
sauveur, affirme que toute
la lumière de Dieu s’est
concentrée en lui, dans sa «
vie lumineuse », où se
révèlent l’origine et la
consommation de l’histoire[31]. Il n’y
a aucune expérience humaine,
aucun itinéraire de l’homme
vers Dieu, qui ne
puisse être accueilli,
éclairé et purifié par cette
lumière.
Plus le chrétien s’immerge
dans le cercle ouvert par la
lumière du Christ, plus il
est capable de comprendre et
d’accompagner la route de
tout homme vers Dieu.
Puisque
la foi se configure comme
chemin,
elle concerne
aussi la vie des hommes qui,
même en ne croyant pas,
désirent croire et cherchent
sans cesse. Dans la mesure
où ils s’ouvrent à l’amour
d’un coeur sincère et se
mettent en chemin avec cette
lumière qu’ils parviennent à
saisir, ils vivent déjà,
sans le savoir, sur le
chemin vers la foi. Ils
cherchent à agir comme si
Dieu existait, parfois parce
qu’ils reconnaissent son
importance pour trouver des
orientations solides dans la
vie ordinaire ou parce
qu’ils expérimentent le
désir de lumière au milieu
de l’obscurité, mais aussi
parce que, en percevant
combien la vie est grande et
belle, ils pressentent que
la présence de Dieu la
rendrait encore plus grande.
Saint Irénée de Lyon raconte
qu’Abraham, avant d’écouter
la voix de Dieu, le
cherchait déjà « d’un coeur
brûlant d’amour », et « il
parcourt la terre entière
cherchant la trace de Dieu
», jusqu’à ce que « Dieu
soit rempli de tendresse
pour celui qui le cherche
seul et en silence »[32]. Celui qui se met en chemin pour
faire le bien s’approche
déjà de Dieu, est déjà
soutenu par son aide, parce
que c’est le propre de la
dynamique de la lumière
divine d’éclairer nos yeux
quand nous marchons vers la
plénitude de l’amour.
Foi et
théologie
36.
Puisque la foi est
une lumière, elle nous
invite à nous incorporer
en elle, à explorer
toujours davantage l’horizon
qu’elle éclaire, pour mieux
connaître ce que nous
aimons. De ce désir naît la
théologie chrétienne. Il est
alors clair que la théologie
est impossible sans la foi
et qu’elle appartient au
mouvement même de la foi,
qui cherche l’intelligence
la plus profonde de
l’autorévélation de Dieu,
qui atteint son sommet dans
le Mystère du Christ. La
première conséquence est que
dans la théologie on ne
fournit pas seulement, comme
dans les sciences
expérimentales, un effort de
la
raison pour scruter et
connaître. Dieu ne peut
pas
être réduit à un objet. Il
est le Sujet qui se
fait connaître et se
manifeste dans la relation
de
personne à personne. La foi
droite conduit la
raison
à s’ouvrir à la lumière qui
vient de Dieu, afin que, guidée
par l’amour de la vérité,
elle puisse
connaître Dieu plus
profondément. Les grands
docteurs et théologiens
médiévaux ont montré que la
théologie, comme science de
la foi, est une
participation à la
connaissance que Dieu a de
lui-même. La théologie
alors, n’est pas seulement
une parole sur Dieu, mais
elle est avant tout
l’accueil et la recherche
d’une intelligence plus
profonde de la parole que
Dieu nous adresse. Cette
parole que Dieu prononce sur
lui-même, parce qu’il est un
dialogue éternel de
communion, et qu’il admet
l’homme à l’intérieur de ce
dialogue[33]. L’humilité qui se laisse «
toucher » par Dieu, fait
partie alors de la
théologie, reconnaît ses
limites devant le Mystère et est
motivée à explorer, avec la
discipline propre à la
raison, les richesses
insondables de ce Mystère.
La
théologie partage en outre
la forme ecclésiale de la
foi ; sa lumière est la
lumière du sujet croyant qui
est l’Église. Cela implique,
d’une part, que la théologie
soit au service de la foi
des chrétiens, qu’elle se
mette humblement à garder et
à approfondir la croyance de
tous, surtout des plus
simples. En outre, la
théologie, puisqu’elle vit
de la foi, ne considère pas
le Magistère du Pape et des
Évêques en communion avec
lui comme quelque chose
d’extrinsèque, une limite à
sa liberté, mais, au
contraire, comme un de ses
moments internes,
constitutifs, en tant que le
Magistère assure le contact
avec la source originaire,
et offre donc la certitude
de puiser à la Parole du
Christ dans son intégrité.
CHAPITRE
TRANSMETS
CE QUE J’AI REÇU
(cf.
1 Co 15, 3)
L’Église,
mère de notre foi
37.
Celui qui s’est
ouvert à l’amour de
Dieu, qui a écouté sa
voix et reçu sa lumière,
ne peut garder ce don
pour lui. Puisque la foi
est écoute et vision,
elle se transmet aussi
comme parole et comme
lumière. S’adressant aux
Corinthiens, l’Apôtre
Paul utilise justement
ces deux images. D’une
part il dit : «
Possédant ce même esprit
de foi, selon ce qui est
écrit :
J’ai cru, c’est
pourquoi j’ai parlé,
nous aussi nous croyons,
et c’est pourquoi nous
parlons » (2
Co 4, 13).
La parole reçue se fait
réponse, confession, et
de cette manière résonne
pour les autres, les
invitant à croire.
D’autre part saint Paul
se réfère aussi à la
lumière : « Nous qui,
le visage découvert,
réfléchissons comme en
un miroir la
gloire du Seigneur, nous
sommes transformés en
cette même image » (2
Co 3, 18).
Il
s’agit d’une lumière qui
se reflète de visage en
visage, de même que
Moïse portait sur lui le
reflet de la
gloire de Dieu après lui
avoir parlé : « [Dieu] a
resplendi dans nos
coeurs pour faire
briller la connaissance
de la gloire de Dieu,
qui est sur la face du
Christ » (2
Co 4, 6). La
lumière de Jésus brille,
comme dans un miroir,
sur le visage des
chrétiens, et ainsi elle
se répand et arrive
jusqu’à nous, pour que
nous puissions, nous
aussi, participer à cette vision et
réfléchir sur les autres
cette lumière, comme dans la
liturgie de Pâques la
lumière du cierge allume
beaucoup d’autres cierges.
La foi se transmet, pour
ainsi dire, par contact, de
personne à personne, comme
une flamme s’allume à une
autre flamme. Les chrétiens,
dans leur pauvreté,
sèment une graine si féconde
qu’elle devient un grand
arbre et est capable de
remplir le monde de fruits.
38. La transmission de la
foi, qui brille pour tous
les hommes et en tout lieu,
traverse aussi l’axe du
temps, de génération en
génération.
Puisque la foi naît d’une
rencontre qui se produit
dans l’histoire et éclaire
notre cheminement dans le
temps, elle doit se
transmettre au long
des siècles. C’est à travers
une chaîne ininterrompue
de témoignages que le visage
de Jésus parvient jusqu’à
nous. Comment cela est-il
possible ? Comment être sûr
d’atteindre le « vrai Jésus
» par delà les siècles ? Si
l’homme était un être isolé,
si nous voulions partir
seulement du « moi »
individuel qui veut trouver
en lui-même la certitude de
sa connaissance, une telle
certitude serait alors
impossible. Je ne peux pas
voir par moi-même ce qui
s’est passé à une époque si
distante de moi. Mais tel
n’est pas toutefois le seul
moyen dont dispose l’homme
pour connaître. La personne vit
toujours en relation. Elle
provient d’autres personnes,
appartient à d’autres, sa
vie est enrichie par la
rencontre avec les autres.
De même, la connaissance que
nous avons de nous-mêmes — la conscience de
soi — est également de type
relationnel, et elle est
liée aux autres qui nous ont
précédés : en premier lieu
nos parents, qui nous ont
donné la vie et le nom. Même
le langage — les mots avec
lesquels nous interprétons
notre vie et notre réalité —
nous parvient à travers
d’autres, il est conservé
dans la mémoire vivante
d’autres. La connaissance de
nous-mêmes n’est possible
que lorsque nous participons
à une mémoire plus vaste. Il
en est ainsi aussi de la
foi, qui porte à sa
perfection la manière
humaine de comprendre. Le
passé de la foi, cet acte
d’amour de Jésus qui a donné
au monde une vie nouvelle,
nous parvient par la mémoire
d’autres, des témoins, et il
est de la sorte conservé
vivant dans ce sujet unique
de mémoire qu’est l’Église.
L’Église est une Mère qui
nous enseigne à parler le
langage de la foi. Saint
Jean a insisté sur cet
aspect dans son Évangile, en
reliant foi et mémoire, et
en les associant toutes deux
à l’action du Saint Esprit
qui, comme dit Jésus, « vous
rappellera tout » (Jn
14, 26). L’Amour, qui est
l’Esprit, et qui demeure
dans l’Église, maintient
réunies toutes les époques
entre elles et nous rend
contemporains de Jésus,
devenant ainsi le guide de
notre cheminement dans la
foi.
39. Il est impossible de
croire seul. La foi n’est
pas seulement une option
individuelle que le croyant
prendrait dans son
intériorité, elle n’est
pas une relation isolée
entre le « moi » du fidèle
et le
« Toi » divin, entre le
sujet autonome et Dieu. Par nature, elle
s’ouvre au « nous », elle
advient toujours dans la
communion de l’Église. La
forme dialoguée du
Credo,
utilisée dans la liturgie
baptismale, nous le
rappelle. L’acte de croire
s’exprime comme une réponse
à une invitation, à une
parole qui doit être
écoutée. Il ne procède pas
de moi, mais il s’inscrit
dans un dialogue, il ne peut
être une pure confession qui
proviendrait d’un individu.
Il est possible de répondre
à la première personne, « je
crois », seulement dans la
mesure où l’on appartient à
une large communion,
seulement parce que l’on dit
aussi « nous croyons ».
Cette ouverture au « nous »
ecclésial se produit selon
l’ouverture même de l’amour
de Dieu, qui n’est pas
seulement relation entre
Père et Fils, entre « moi »
et « toi », mais, qui est
aussi dans l’Esprit un «
nous », une communion de
personnes. Voilà pourquoi
celui qui croit n’est jamais
seul, et pourquoi la foi
tend à se diffuser, à
inviter les autres à sa
joie. Celui qui reçoit la
foi découvre que les espaces
de son « moi »
s’élargissent, et que de
nouvelles relations qui
enrichissent sa vie sont
générées en lui. Tertullien
l’a exprimé de manière
convaincante en parlant du
catéchumène qui, « après le
bain de la nouvelle
naissance », est accueilli
dans la maison de la Mère
pour élever les mains et
prier, avec ses frères, le
Notre Père : il est
accueilli dans une nouvelle
famille[34].
Les
sacrements et la
transmission de la foi
40.
Comme toute famille,
l’Église transmet à ses
enfants le contenu de sa
mémoire. Comment faire
pour que rien ne soit
perdu et qu’au contraire
l’héritage de la foi
s’approfondisse toujours
davantage ? C’est par la
Tradition Apostolique,
conservée dans l’Église
avec l’aide de l’Esprit
Saint, que nous avons un
contact vivant avec la
mémoire fondatrice. Et
ce qui a été transmis
par les Apôtres — comme
l’affirme le Concile
oecuménique Vatican II —
« embrasse tout ce qui
contribue à une sainte
conduite de la vie du
Peuple de Dieu et à
l’accroissement de la
foi, et ainsi l’Église,
dans sa doctrine, sa vie
et son culte, perpétue
et transmet à toutes les
générations tout ce
qu’elle est elle-même,
tout ce qu’elle croit »[35].
La foi a
besoin, en effet, d’un
milieu dans lequel on puisse
témoigner et communiquer, et
qui corresponde et soit
proportionné à ce qui est
communiqué. Pour transmettre
un contenu purement
doctrinal, une idée, un
livre suffirait sans doute, ou
bien la répétition d’un
message oral. Mais ce qui
est communiqué dans
l’Église, ce qui se transmet
dans sa Tradition vivante,
c’est la
nouvelle lumière qui naît de
la rencontre avec le Dieu vivant,
une lumière qui touche la
personne au plus profond, au
coeur, impliquant son
esprit, sa volonté et son
affectivité, et l’ouvrant à
des relations vivantes de
communion avec Dieu et avec les autres. Pour
transmettre cette plénitude,
il y a un moyen spécial qui
met en jeu toute la
personne, corps et esprit,
intériorité et relations. Ce
sont les sacrements,
célébrés dans la liturgie de
l’Église. Par eux, une
mémoire incarnée est
communiquée, liée aux lieux
et aux temps de la vie, et
qui prend en compte tous les
sens. Par eux, la personne
est engagée, en tant que
membre d’un sujet vivant,
dans un tissu de relations
communautaires. En
conséquence, s’il est vrai
de dire que les sacrements
sont les sacrements de la
foi[36], il
faut dire aussi que la foi a
une structure sacramentelle.
Le réveil de la foi passe
par le réveil d’un nouveau
sens sacramentel de la vie
de l’homme et de l’existence
chrétienne, qui montre
comment le visible et le
matériel s’ouvrent sur le
mystère de l’éternité.
41.
La foi se transmet,
en premier lieu, par le
Baptême. Il pourrait
sembler que le Baptême
soit seulement une
manière de symboliser la
confession de foi, un
acte pédagogique destiné
à celui qui a besoin
d’images et de gestes,
mais dont on pourrait,
dans le fond, se passer.
Une parole de saint Paul
sur le Baptême nous
rappelle qu’il n’en
est rien. Il affirme que
« nous avons été
ensevelis avec le Christ
par le Baptême dans la
mort, afin que,
comme le Christ est
ressuscité des morts par
la gloire du Père, nous
vivions nous aussi dans
une vie nouvelle » (Rm
6, 4).
Dans le Baptême nous devenons une nouvelle
créature et fils adoptifs de
Dieu. L’Apôtre affirme
ensuite que le chrétien a
été confié à une « forme
d’enseignement »
(typos
didachés),
auquel il obéit de tout son
coeur (Cf.
Rm 6, 17). Dans
le Baptême, l’homme reçoit
aussi une doctrine à
professer et une forme
concrète de vie qui exige
l’engagement de toute sa
personne et l’achemine vers
le bien. Il est
transféré dans un univers
nouveau, confié à un nouveau
milieu, à un nouveau mode
d’agir commun, dans
l’Église. Le Baptême nous
rappelle ainsi que la foi
n’est pas l’oeuvre d’un
individu isolé, elle n’est
pas un acte que l’homme
pourrait accomplir par ses
propres forces; mais elle
doit être reçue, en entrant
dans la communion de
l’Église qui transmet le don
de Dieu : on ne
se baptise pas soi-même, pas
plus qu’on ne naît soi-même à
l’existence. Nous avons été
baptisés.
42.
Quels sont les
éléments du Baptême qui
nous introduisent dans
cette nouvelle « forme
d’enseignement » ? En
premier lieu le Nom de
la Trinité : Père, Fils
et Saint Esprit est
invoqué sur le
catéchumène. Une
synthèse du chemin de la
foi est ainsi faite dès
le départ. Le Dieu qui a
appelé Abraham et qui a
voulu être appelé son
Dieu ; le Dieu qui a
révélé son Nom à Moïse,
le Dieu qui en livrant
son Fils nous a révélé
pleinement le mystère de
son Nom, donne au
baptisé
une nouvelle identité
filiale. La
signification de l’action
— l’immersion dans l’eau
— accomplie
lors du baptême apparaît
alors : l’eau est en
même temps symbole de mort,
qui nous invite à passer par
la conversion du « moi », à
un « Moi » plus large; et en
même temps symbole de vie,
vie à laquelle nous
renaissons en suivant le
Christ dans son existence
nouvelle. De cette façon,
par l’immersion dans l’eau,
le Baptême évoque la
structure incarnée de la
foi. L’action du Christ nous
touche dans notre réalité
personnelle, elle nous
transforme radicalement,
nous rend fils adoptifs
de Dieu, participants de la
nature divine; elle
modifie ainsi toutes nos
relations, notre
situation concrète dans le
monde et dans le cosmos, les
ouvrant à sa propre vie de
communion. Ce dynamisme de
transformation, propre au
Baptême, nous aide à
comprendre l’importance du
catéchuménat, qui
aujourd’hui, même dans les
sociétés d’ancienne
tradition chrétienne dans
lesquelles un nombre
croissant d’adultes
s’approche du sacrement de
Baptême, revêt une
importance singulière pour
la nouvelle évangélisation.
Il est le chemin de
préparation au Baptême, à la
transformation de
l’existence tout entière
dans le Christ.
Pour
comprendre le lien entre
Baptême et foi, nous pouvons
nous rappeler un texte du
prophète Isaïe qui était
associé au Baptême dans
l’ancienne littérature
chrétienne : « les roches
escarpées seront son refuge
(…) l’eau ne lui manquera
pas » (Is
33, 16)[37]. Le
baptisé, délivré des eaux de
la mort, pouvait se dresser
debout sur la « roche
escarpée » parce qu’il avait
trouvé un appui sûr. Ainsi, l’eau
de la mort est transformée
en eau de la vie. Le texte
grec la désignait comme eau
pistòs, eau « fidèle
». L’eau du Baptême est
fidèle parce qu’on peut se
fier à elle, parce que son
courant introduit dans la
dynamique d’amour de Jésus,
source assurée sur notre
chemin dans la vie.
43.
La structure du
Baptême, sa
configuration de
renaissance, dans
laquelle nous recevons
un nom nouveau et une
vie nouvelle, nous aide
à comprendre le sens et
l’importance du Baptême
des enfants. L’enfant
n’est pas capable d’un
acte libre d’accueil de
la foi, il ne peut pas
encore la confesser de
lui-même ; pour cette
raison, ses parents, son
parrain ou sa marraine
confessent la foi en son
nom. La foi est vécue à
l’intérieur de la
communauté de l’Église,
elle s’inscrit dans un «
nous » commun. Ainsi,
l’enfant peut être
soutenu par d’autres,
ses parents, son parrain
ou sa marraine, il peut
être accueilli dans leur
foi, qui est la foi de
l’Église, symbolisée par
la lumière que le père
allume au cierge dans la
liturgie baptismale.
Cette structure du
Baptême met en évidence
l’importance de la
synergie entre l’Église
et la famille dans la
transmission de la foi.
Les parents sont
appelés, selon une
parole de saint
Augustin, non seulement
à engendrer les enfants
à la vie, mais aussi à
les conduire à Dieu,
afin que, par le
Baptême, ils soient
régénérés comme enfants
de Dieu et reçoivent le
don de la foi. Ainsi,
avec la vie, leur sont
données l’orientation
fondamentale de leur
existence et l’assurance
d’un avenir conforme au bien[38], orientation qui sera
corroborée ultérieurement
dans le sacrement de
la Confirmation par le sceau
de l’Esprit Saint.
44. La nature
sacramentelle de la foi
trouve sa plus grande
expression dans
l’Eucharistie. Elle est la
précieuse nourriture de la
foi, rencontre avec le
Christ réellement présent
dans l’acte suprême de son
amour, le don de lui-même
qui produit la vie. Dans
l’Eucharistie nous avons le
croisement de deux axes sur
lesquels la foi fait son
chemin. D’un côté, l’axe de
l’histoire : l’Eucharistie
est un acte de mémoire, une
actualisation du mystère,
dans lequel le passé, comme
événement de mort et de
résurrection, montre sa
capacité d’ouvrir à
l’avenir, d’anticiper la
plénitude finale. La
liturgie nous le
rappelle avec son
hodie,
l’ « aujourd’hui » des
mystères du salut. D’un
autre côté, il y a l’axe qui
conduit du monde visible
vers l’invisible. Dans
l’Eucharistie nous apprenons
à saisir la profondeur du
réel. Le pain et le vin se
transforment en Corps et
Sang du Christ qui se rend
présent dans son chemin
pascal vers le Père : ce
mouvement nous introduit,
corps et âme, dans le
mouvement de tout le créé
vers sa plénitude en Dieu.
45. Dans la célébration
des sacrements, l’Église
transmet sa mémoire, en
particulier avec la profession de foi. Celle-ci
ne consiste pas tant à
donner son assentiment à un
ensemble de vérités
abstraites. Dans la
confession de foi, au
contraire, toute la vie
s’achemine vers la pleine
communion avec le Dieu
vivant. On peut dire que,
dans le
Credo,
le croyant est invité à
entrer dans le mystère qu’il
professe et à se laisser
transformer par ce qu’il
professe. Pour comprendre le
sens de cette
affirmation, nous pensons
surtout au contenu du
Credo qui a une
structure trinitaire : le
Père et le Fils s’unissent
dans l’Esprit d’Amour.
Ainsi, le
croyant affirme que le
centre de l’être, le secret
le
plus profond de toute chose,
c’est la communion divine.
Par ailleurs, le
Credo contient
aussi une confession
christologique : les
mystères de la vie de Jésus
sont de nouveau parcourus
jusqu’à sa Mort, sa
Résurrection et son
Ascension au ciel,
dans l’attente de sa venue
finale dans la gloire. On
affirme donc que ce Dieu
communion, échange
d’amour entre Père et Fils
dans l’Esprit, est capable
d’embrasser l’histoire de
l’homme, de l’introduire
dans son dynamisme de
communion,
qui a son origine et sa fin
ultime dans le Père. Celui qui
confesse la foi se trouve
engagé dans la vérité qu’il
confesse. Il ne peut pas
prononcer en vérité les
paroles du
Credo sans être par
cela-même transformé, sans
être introduit dans une
histoire d’amour qui le
saisit, qui dilate son être
en le rendant membre d’une
grande communion, du sujet
ultime qui prononce le
Credo et qui est
l’Église. Toutes les vérités
à croire disent le mystère de la vie nouvelle
de la foi comme chemin de
communion avec le Dieu
Vivant.
Foi,
prière et Décalogue
46.
Deux autres éléments
sont essentiels pour
la transmission fidèle
de la mémoire de
l’Église. Il y a en
premier lieu, la prière
du Seigneur, le
Notre Père.
Dans cette prière, le
chrétien apprend à
partager l’expérience
spirituelle elle-même du
Christ et commence à
voir avec les yeux du
Christ. À partir de
Celui qui est Lumière
née de la Lumière, le
Fils unique du Père,
nous connaissons
Dieu nous aussi et nous
pouvons enflammer en
d’autres le désir de
s’approcher de Lui.
Le lien
entre foi et Décalogue est
également important. La foi,
nous l’avons dit, apparaît
comme un chemin, une route à
parcourir, ouverte à la
rencontre avec le Dieu
vivant. C’est
pourquoi à la lumière de la
foi et de la confiance
totale
dans le Dieu qui sauve, le
Décalogue acquiert sa vérité
la plus profonde, contenue
dans les paroles qui
introduisent les dix
commandements : « Je suis
ton Dieu qui t’a fait sortir
du pays d’Égypte » (Ex
20, 2). Le Décalogue n’est
pas un ensemble de préceptes
négatifs, mais des
indications concrètes afin
de sortir du désert du
« moi
» autoréférentiel, renfermé
sur lui-même, et d’entrer en
dialogue avec Dieu, en se
laissant embrasser par sa
miséricorde et pouvoir en
témoigner. La foi confesse
ainsi l’amour de Dieu,
origine et soutien de tout,
elle se laisse porter par
cet amour pour marcher vers
la plénitude de
la
communion avec Dieu. Le
Décalogue apparaît
comme le chemin de la
reconnaissance, de la réponse
d’amour, réponse possible
parce que, dans la foi, nous
sommes ouverts à
l’expérience de l’amour
transformant de Dieu pour
nous. Et ce chemin reçoit
une lumière nouvelle de ce
que Jésus enseigne dans le
discours sur la montagne
(Cf.
Mt 5-7).
J’ai
évoqué ainsi les quatre
éléments qui résument le
trésor de mémoire que
l’Église transmet : la
Confession de foi, la
célébration des Sacrements,
le chemin du Décalogue, la
prière. La catéchèse de
l’Église s’est structurée
autour de ces éléments, y
compris le
Catéchisme de l’Église
Catholique,
instrument fondamental par
lequel, de
manière unifiée, l’Église
communique le contenu complet de la
foi, « tout ce qu’elle est,
tout ce qu’elle croit »[39].
L’unité
et l’intégrité de la foi
47.
L’unité de l’Église,
dans le temps et dans
l’espace, est liée à
l’unité de la foi : « il
n’y a qu’un Corps et
qu’un Esprit (…) comme
il n’y a qu’une seule
foi » (Ep
4, 4-5).
Il peut sembler
aujourd’hui réalisable
que les hommes
s’unissent dans un
engagement commun, le
désir du bien, le
partage d’une même
destinée, un but commun.
Mais il
est très difficile de
concevoir une unité dans
la même
vérité. Il semble qu’une
unité de ce genre s’oppose à la liberté de
pensée et à l’autonomie du
sujet. L’expérience de
l’amour nous dit au
contraire que c’est
justement dans l’amour qu’il
est possible d’avoir une
vision commune; qu’en lui
nous apprenons à voir la
réalité avec les yeux de
l’autre, et que cela
n’appauvrit pas mais
enrichit notre regard. Le
véritable amour, à la mesure
de l’amour divin, exige la
vérité et, dans le regard
commun de la vérité qui est
Jésus Christ, devient solide
et profond. L’unité de
vision en un seul corps et
en un seul esprit, est aussi
joie de la foi.
En ce sens saint Léon le
Grand pouvait affirmer :
« Si
la foi n’est pas une, elle
n’est pas la foi »[40].
Quel est
le secret de cette unité ?
La foi est une, en premier
lieu, en raison de l’unité
du Dieu connu et confessé.
Tous les articles de foi se
réfèrent
à Lui, ils sont les chemins
pour connaître son être et
son agir. En conséquence ils
ont une unité supérieure à
toute autre unité que nous
pourrions construire par
notre pensée; ils possèdent
l’unité qui nous enrichit
parce qu’elle se communique
à nous et nous rend « un ».
En outre,
la foi est une parce qu’elle
se réfère à l’unique
Seigneur, à la vie de Jésus,
à son histoire concrète
qu’il partage avec nous.
Saint
Irénée de Lyon l’a
clairement affirmé contre
les
hérétiques gnostiques.
Ceux-ci soutenaient
l’existence de deux types de
foi : une foi grossière,
imparfaite, celle des
simples, qui restait au
niveau de la chair du Christ
et de la contemplation de
ses mystères ; et un autre
type de foi plus profond et
plus parfait, la vraie foi,
réservée à un petit cercle
d’initiés qui s’élevait par
l’intelligence au-delà de la
chair de Jésus jusqu’aux
mystères de la divinité
inconnue. Devant cette
prétention, qui continue à
séduire et qui a ses adeptes
encore de nos jours,
saint Irénée affirme qu’il
n’y a qu’une seule foi,
parce
que celle-ci passe toujours
par le concret de
l’Incarnation, sans jamais
faire abstraction de la
chair ni de l’histoire du
Christ, puisque Dieu a voulu
s’y révéler pleinement.
C’est pour cela qu’il n’y a
pas de différence entre la
foi de « celui qui est
capable d’en parler
longuement » et la foi de «
celui qui en parle peu », de
celui qui a des capacités et
de celui qui en a moins : ni
le premier ne peut augmenter
la foi, ni le second la
diminuer[41].
Enfin, la
foi est une parce qu’elle
est partagée
par toute
l’Église, qui est un seul
corps et un seul Esprit.
Dans la communion de cet
unique sujet qu’est
l’Église, nous recevons un
regard commun. En confessant
la même foi, nous nous
appuyons sur le même roc,
nous sommes transformés dans
le même Esprit d’amour, nous
rayonnons d’une lumière
unique, et nous pénétrons la
réalité d’un seul regard.
48.
Étant donné qu’il
n’y a qu’une seule foi,
celle-ci doit être
confessée dans toute sa
pureté et son intégrité.
C’est bien parce que
tous les articles de foi
sont reliés entre eux et
ne qu’un, qu’en nier un seul, même
celui qui semblerait de
moindre importance, revient
à porter atteinte à tout
l’ensemble. Chaque époque
peut rencontrer
plus ou moins de difficultés
à admettre certains points de la
foi : il est donc important
de veiller,
afin que le dépôt de la foi
soit transmis dans sa totalité (cf.
1
Tm 6, 20), et
pour que l’on insiste
opportunément sur tous les
aspects de la confession de
foi. Et puisque l’unité de
la foi est l’unité de
l’Église, retirer quoique ce
soit à la foi revient à
retirer quelque chose à la
vérité de la communion. Les
Pères ont décrit la foi
comme un corps, le corps de
la vérité, avec plusieurs
membres, par analogie avec
le Corps du Christ et son
prolongement dans l’Église[42]. L’intégrité de la foi a été
aussi liée à l’image de
l’Église vierge, à sa fidélité
dans l’amour sponsal pour le
Christ : porter atteinte à
la foi revient à porter
atteinte à la communion avec
le Seigneur[43]. L’unité de la foi est donc
celle d’un organisme vivant,
comme l’a bien remarqué le
bienheureux John Henry
Newman lorsqu’il comptait,
parmi les notes
caractérisant la continuité
de la doctrine dans le
temps, sa capacité
d’assimiler tout ce qu’elle
trouve dans les divers
milieux où elle est présente
et les différentes cultures
qu’elle rencontre[44], purifiant toute chose et la portant à sa
parfaite expression. Ainsi
la foi se montre
universelle, catholique,
parce que sa lumière grandit
pour illuminer tout le
cosmos et toute l’histoire.
<
49.
Au service de
l’unité de la foi et de
sa transmission
complète, le Seigneur a
fait à l’Église le don
de la succession
apostolique. Par elle,
la continuité de la
mémoire de l’Église est
assurée, et il est
possible d’atteindre
avec certitude la source
pure d’où surgit la foi.
Le lien avec l’origine
est donc garanti par des
personnes vivantes, ce
qui correspond à la foi
vivante que l’Église
transmet. Elle s’appuie
sur la fidélité des
témoins qui ont été
choisis par le Seigneur
à cette fin. C’est pour
cela que le
Magistère s’exprime
toujours dans
l’obéissance à la Parole
originelle sur laquelle
est fondée
la foi. Il est digne de
confiance parce qu’il se
fie à cette
Parole qu’il écoute,
garde et explique[45].
Dans le discours d’adieu
aux anciens d’Éphèse, à
Milet, que saint Luc
raconte dans les Actes
des Apôtres, saint Paul
témoigne d’avoir
accompli
la charge que le
Seigneur lui a confiée
d’ « annoncer
toute la volonté de Dieu
» (Ac
20,
27).C’est par le
Magistère de l’Église
que peut nous parvenir
intacte cette volonté,
et avec elle la joie de
pouvoir pleinement
l’accomplir.
CHAPITRE
PRÉPARE POUR
EUX UNE CITÉ
(cf.
He 11, 16)
La foi et
le bien commun
50.
Dans la présentation
de l’histoire des
Patriarches et des
justes de l’Ancien
Testament, la
Lettre aux Hébreux
met en
relief un aspect
essentiel de leur foi.
Elle ne se présente pas
seulement comme un
chemin, mais aussi comme
l’édification, la
préparation d’un lieu
dans lequel
les hommes peuvent
habiter ensemble. Le
premier constructeur est
Noé qui, dans l’arche,
réussit à sauver sa
famille (cf.
He 11, 7).
Vient ensuite Abraham,
dont il est dit que, par
la foi, il habitait une
tente, attendant la
ville aux solides
fondations (cf.
He 11,
9-10). De la foi surgit
une
nouvelle confiance, une
nouvelle assurance que
seul Dieu peut donner.
Si l’homme de foi s’appuie
sur le Dieu de l’Amen,
sur le Dieu fidèle (Cf.
Is 65, 16),
et devient ainsi
lui-même assuré, nous
pouvons ajouter que
cette fermeté de la foi
fait référence aussi à
la cité que Dieu prépare
pour l’homme. La foi
révèle combien les liens
entre les hommes peuvent
être forts, quand Dieu
se rend présent au
milieu d’eux. Il ne s’agit
pas seulement d’une
fermeté intérieure,
d’une conviction stable
du croyant; la foi
éclaire aussi les
relations entre
les hommes, parce qu’elle
naît de l’amour et suit la dynamique de l’amour
de Dieu. Le Dieu digne de
confiance donne aux hommes
une cité fiable.
51. En raison de son lien
avec l’amour (cf.
Ga 5, 6), la
lumière de la foi se met au
service concret
de la justice, du droit et
de la paix. La foi naît
de la
rencontre avec l’amour
originaire de Dieu
en qui apparaît le sens et
la bonté de notre vie ;
celle-ci est illuminée dans
la mesure même où elle entre
dans le dynamisme ouvert par
cet amour, devenant chemin
et pratique vers la
plénitude de l’amour. La
lumière de la foi est
capable de valoriser la
richesse des relations
humaines, leur
capacité à perdurer, à être
fiables et à enrichir la
vie
commune. La foi n’éloigne
pas du monde et ne reste pas
étrangère à l’engagement
concret de nos
contemporains. Sans un amour
digne de
confiance, rien ne pourrait
tenir les hommes vraiment
unis entre eux. Leur unité
ne serait concevable que
fondée uniquement sur
l’utilité, sur la
composition des intérêts,
sur la peur, mais non pas
sur le bien de vivre
ensemble, ni sur la joie que
la simple présence de
l’autre peut susciter. La
foi fait comprendre la
structuration des relations
humaines, parce qu’elle en
perçoit le fondement
ultime et le destin
définitif en Dieu, dans son
amour, et elle éclaire ainsi
l’art de l’édification, en
devenant un service du bien
commun. Oui, la foi est un
bien pour tous, elle est un
bien commun, sa lumière
n’éclaire pas seulement
l’intérieur de l’Église et
ne sert pas seulement à
construire une cité
éternelle dans l’au-delà;
elle nous aide aussi à édifier nos sociétés,
afin que nous marchions
vers
un avenir plein d’espérance.
La
Lettre aux Hébreux
nous
en donne un exemple quand,
parmi les hommes de foi,
elle cite Samuel et David
auxquels la foi a permis d’«
exercer la justice » (11,
33). Là, l’expression fait
référence à la justice de
leur gouvernement, à cette
sagesse qui donne la paix au
peuple (cf.
1 S 12, 3-5 ;
2 S 8, 15). Les
mains de la foi s’élèvent
vers le ciel mais en
même temps, dans la charité,
elles édifient une cité, sur
la base de rapports dont
l’amour de Dieu est le
fondement.
La foi et
la famille
52.
Dans le cheminement
d’Abraham vers la cité
future, la
Lettre aux Hébreux
fait
allusion à la
bénédiction qui se
transmet de père en fils
(cf. 11, 20-21).
Le premier environnement
dans lequel la foi
éclaire la cité des
hommes est donc la
famille. Je pense
surtout à l’union stable
de l’homme et
de la femme dans le
mariage. Celle-ci naît
de leur amour,
signe et présence de l’amour
de Dieu, de la
reconnaissance et de l’acceptation
de ce bien qu’est la
différence sexuelle par
laquelle les conjoints
peuvent s’unir en une
seule chair (cf.
Gn 2, 24) et
sont capables d’engendrer
une nouvelle vie,
manifestation de la
bonté du Créateur, de sa
sagesse et de son
dessein d’amour. Fondés
sur cet amour, l’homme
et la femme peuvent se
promettre l’amour mutuel
dans un geste qui engage
toute leur vie et
rappelle tant d’aspects
de la foi. Promettre un
amour qui soit pour
toujours est possible quand on
découvre un dessein plus
grand que ses propres
projets, qui nous soutient
et nous permet de donner
l’avenir tout entier à la
personne aimée. La foi peut
aider à comprendre toute la
profondeur et toute la
richesse de la génération
d’enfants, car elle fait
reconnaître en cet acte l’amour
créateur qui nous donne et
nous
confie le mystère d’une
nouvelle personne. C’est
ainsi
que Sara, par sa foi, est
devenue mère, en
comptant sur la fidélité de
Dieu à sa promesse (cf.
He 11, 11).
53. En famille, la foi
accompagne tous les âges de
la vie, à commencer par l’enfance
: les enfants
apprennent à se confier à l’amour
de leurs parents.
C’est pourquoi, il est
important que les parents
cultivent en famille des
pratiques communes de foi,
qu’ils accompagnent la
maturation de la foi de
leurs enfants. Traversant
une période de la vie si
complexe, riche et
importante pour la foi, les
jeunes surtout doivent
ressentir la proximité et l’attention
de leur famille et de la
communauté ecclésiale dans
leur processus de croissance
dans la foi. Tous nous avons
vu comment, lors des
Journées mondiales de la
Jeunesse, les jeunes
manifestent la joie de la
foi, leur engagement à vivre
une foi toujours plus ferme
et généreuse. Les jeunes
désirent une vie qui soit
grande. La rencontre avec le
Christ — le fait de se
laisser saisir et guider par
son amour — élargit l’horizon
de l’existence et lui donne
une espérance solide qui ne
déçoit pas. La foi n’est pas
un refuge pour ceux qui sont sans
courage, mais un
épanouissement de la vie.
Elle fait découvrir un grand
appel, la vocation à l’amour,
et assure que cet amour est
fiable, qu’il vaut la peine
de se livrer à lui, parce
que son fondement se trouve
dans la fidélité de Dieu, plus
forte que notre fragilité.
Une
lumière pour la vie en
société54.
Assimilée et
approfondie en famille,
la foi devient lumière
pour éclairer tous les
rapports sociaux. Comme
expérience de la
paternité et de la
miséricorde de Dieu,
elle s’élargit ensuite
en chemin fraternel.
Dans la « modernité »,
on a cherché à
construire la fraternité
universelle entre les
hommes, en la fondant
sur leur égalité. Peu à
peu, cependant, nous
avons compris que cette
fraternité, privée de la
référence à un Père
commun comme son
fondement ultime, ne
réussit pas à subsister.
Il faut donc revenir à
la vraie racine de la
fraternité. L’histoire
de la foi, depuis son
début, est une histoire
de fraternité,
même si elle n’est pas
exempte de conflits.
Dieu appelle
Abraham à quitter son
pays et promet de faire
de lui une seule grande
nation, un grand peuple,
sur lequel repose la
Bénédiction divine (cf.
Gn 12, 1-3). Au
fil de l’histoire du
salut, l’homme
découvre que Dieu veut
faire participer tous,
en tant que frères, à l’unique
bénédiction,
qui atteint sa plénitude
en Jésus, afin que tous
ne fassent
qu’un. L’amour
inépuisable du Père
commun nous est
communiqué, en Jésus, à
travers aussi la
présence du frère. La
foi nous enseigne à voir que dans chaque
homme il y a une bénédiction
pour moi, que la lumière du
visage de Dieu m’illumine à
travers le visage du frère.
Le regard
de la foi chrétienne a
apporté de nombreux
bienfaits à la cité des
hommes pour
leur vie en commun ! Grâce à
la foi, nous avons compris la
dignité unique de chaque
personne, qui n’était pas si
évidente dans le monde
antique. Au deuxième siècle,
le païen Celse reprochait
aux chrétiens ce qui lui
paraissait une illusion et
une tromperie : penser que
Dieu avait créé le monde
pour l’homme, le plaçant au
sommet de tout le cosmos. Il
se demandait alors : «
Pourquoi veut-on que l’herbe
pousse plutôt pour les
hommes que pour les plus
sauvages de tous les animaux
sans raison ? »[46].
« Si quelqu’un regardait du ciel
sur la terre, quelle
différence trouverait-il
entre ce que nous faisons et
ce que les fourmis ou
les abeilles ? »[47]. Au
centre de la foi biblique,
se trouve l’amour de Dieu,
sa sollicitude concrète pour
chaque personne, son dessein
de salut qui embrasse toute
l’humanité et la création
tout entière, et qui atteint
son sommet dans l’Incarnation,
la Mort et la Résurrection
de Jésus Christ. Quand cette
réalité est assombrie, il
vient à manquer le critère
pour discerner ce qui rend
la vie de l’homme précieuse
et unique. L’homme perd sa
place dans l’univers et s’égare
dans la nature en renonçant
à sa responsabilité morale,
ou bien il prétend être arbitre
absolu en s’attribuant un pouvoir de manipulation sans
limites.
<
55.
La foi, en outre, en
nous révélant l’amour du
Dieu Créateur nous fait
respecter davantage
la nature, en nous
faisant reconnaître en
elle une grammaire
écrite par Lui et une
demeure qu’il
nous confie, afin que
nous en prenions soin et
la gardions
; elle nous aide à
trouver des modèles de
développement qui ne se
basent pas seulement
sur l’utilité et sur le
profit, mais qui
considèrent la création
comme un don dont nous
sommes tous débiteurs ;
elle nous enseigne à
découvrir des formes
justes de gouvernement,
reconnaissant que
l’autorité vient de Dieu
pour être au service
du bien commun. La foi
affirme aussi la possibilité
du pardon, qui bien des
fois nécessite du temps,
des efforts, de la
patience et de
l’engagement ; le pardon
est possible si on
découvre que le bien est
toujours plus originaire
et plus fort que le mal,
que la parole par
laquelle Dieu soutient
notre vie est plus
profonde que toutes nos
négations. D’ailleurs,
même d’un point de vue
simplement
anthropologique, l’unité
est supérieure au
conflit ; nous devons
aussi prendre en charge
le conflit, mais le fait
de le vivre doit nous
amener à le
résoudre, à le vaincre,
en le transformant en un
maillon d’une chaîne, en
un progrès vers l’unité.
Quand la
foi diminue, il y a le
risque que même les
fondements de l’existence
s’amoindrissent, comme le
prévoyait le poète Thomas
Stearns Elliot : « Avez-vous
peut-être besoin qu’on
vous dise que même ces
modestes succès
/qui vous permettent d’être
fiers d’une société éduquée
/ survivront difficilement à
la foi à laquelle ils
doivent leur signification ?
»[48].
Si nous ôtons la foi en Dieu
de nos villes, s’affaiblira
la confiance entre nous.
Nous nous tiendrions unis
seulement par peur, et la
stabilité serait menacée. La
Lettre aux Hébreux
affirme : « Dieu n’a pas
honte
de s’appeler leur Dieu ; il
leur a préparé, en effet,
une ville » (11, 16).
L’expression « ne pas avoir
honte » est associée à une
reconnaissance publique. On
veut dire que Dieu confesse
publiquement, par son agir
concret, sa présence parmi
nous, son désir de rendre
solides les relations entre
les hommes. Peut-être
aurions-nous honte d’appeler
Dieu notre Dieu ? Peut-être
est-ce nous qui ne le
confessons pas comme tel
dans notre vie publique, qui
ne proposerions pas la
grandeur de la vie en commun
qu’il rend possible ? La foi
éclaire la vie en société.
Elle possède une lumière
créative pour chaque
mouvement nouveau de
l’histoire, parce qu’elle
situe tous les événements en
rapport avec l’origine et le
destin de toute chose dans
le Père qui nous aime.
Une force
de consolation dans la
souffrance56.
En écrivant aux
chrétiens de Corinthe
sur ses tribulations et
ses souffrances, saint
Paul met en relation sa
foi avec la prédication
de l’Évangile. Il dit, en effet,
que s’accomplit le passage
de l’Écriture : « J’ai cru,
c’est pourquoi j’ai parlé »
(2
Co 4, 13). L’Apôtre
se réfère à une expression
du
Psaume 116, où le
psalmiste s’exclame : « Je
crois lors même que je dis :
je suis trop malheureux »
(v. 10). Parler de la foi
amène à parler aussi des
épreuves douloureuses, mais
justement Paul voit en elles
l’annonce la plus
convaincante de l’Évangile ;
parce que c’est dans la
faiblesse et dans la
souffrance qu’émerge et se
découvre la puissance de
Dieu qui dépasse notre
faiblesse et notre
souffrance. L’Apôtre même se
trouve dans une situation de
mort, qui deviendra vie pour
les chrétiens (cf.
2 Co 4, 7-12). À
l’heure de l’épreuve, la foi
nous éclaire, et dans la
souffrance et dans la
faiblesse nous apparaît
clairement que « (…) ce
n’est
pas nous que nous prêchons,
mais le Christ Jésus,
Seigneur » (2
Co 4, 5). Le
chapitre 11 de la
Lettre aux Hébreux
se
conclut par la référence à
ceux qui ont souffert pour
la foi (cf. 11, 35-38),
parmi lesquels une place
particulière est attribuée à
Moïse, qui a pris sur lui l’opprobre
du Christ (cf. v. 26). Le
chrétien sait que la
souffrance ne peut être
éliminée, mais qu’elle peut
recevoir un
sens, devenir acte d’amour,
confiance entre les mains de Dieu
qui ne nous abandonne pas et,
de cette manière, être une
étape de croissance de la
foi et de l’amour. En
contemplant l’union du
Christ avec le Père, même au
moment de la souffrance la
plus grande sur la croix (cf.
Mc 15, 34), le
chrétien apprend à
participer au regard même de
Jésus. Par conséquent la
mort est éclairée et peut être vécue comme
l’ultime appel de la foi,
l’ultime « Sors de la terre
», l’ultime « Viens ! »
prononcé par le Père, à qui
nous nous remettons
dans la confiance qu’il nous
rendra forts aussi dans le
passage définitif.
57.
La lumière de la foi
ne nous fait pas oublier
les souffrances du
monde. Pour combien
d’hommes et de femmes de
foi, les personnes
qui souffrent ont été
des médiatrices de
lumière ! Ainsi le
lépreux pour saint
François d’Assise, ou
pour la Bienheureuse
Mère Teresa de Calcutta,
ses pauvres. Ils ont
compris le mystère qui
est en eux. En
s’approchant d’eux, ils
n’ont certes pas effacé
toutes leurs
souffrances, ni n’ont pu
leur expliquer tout le
mal. La foi n’est pas
une lumière qui
dissiperait toutes nos
ténèbres, mais la lampe
qui guide nos pas dans
la nuit, et cela suffit
pour le chemin. À
l’homme qui souffre,
Dieu ne donne
pas un raisonnement qui
explique tout, mais il
offre sa réponse sous la
forme d’une présence qui
accompagne, d’une
histoire de bien qui
s’unit à chaque histoire
de souffrance pour
ouvrir en elle une
trouée de lumière. Dans
le Christ, Dieu a voulu
partager avec nous cette
route et nous offrir son
regard pour y voir la
lumière. Le Christ est
celui qui, en ayant
supporté la souffrance,
« est le chef de notre
foi et la porte à la
perfection » (He
12, 2).
<
La
souffrance nous rappelle que
le service rendu par la foi
au bien commun est toujours
service d’espérance, qui
regarde en avant, sachant
que c’est seulement de Dieu,
de l’avenir
qui vient
de Jésus ressuscité, que
notre société peut trouver
ses fondements solides et
durables. En ce sens, la foi
est reliée à l’espérance
parce que, même si notre
demeure terrestre vient à
être détruite, nous avons
une demeure éternelle que
Dieu a désormais inaugurée
dans le Christ, dans son
corps (cf.
2 Co 4, 16-5, 5).
Le dynamisme de foi,
d’espérance et de charité
(cf.
1 Th 1, 3 ;
1 Co 13, 13) nous
fait ainsi embrasser les
préoccupations de tous les
hommes, dans notre marche
vers cette ville, « dont
Dieu est l’architecte et le
constructeur » (He
11, 10), parce que «
l’espérance ne déçoit point
» (Rm
5,
5).
Dans
l’unité avec la foi et la
charité, l’espérance nous
projette vers un avenir
certain, qui se situe dans
une perspective différente
des propositions illusoires
des idoles du monde, mais
qui donne un nouvel élan et
de nouvelles forces à la vie
quotidienne. Ne nous faisons
pas voler l’espérance, ne
permettons pas qu’elle soit
rendue vaine par des
solutions et des
propositions immédiates qui
nous arrêtent sur le chemin,
qui « fragmentent » le
temps, le transformant en
moments ; c’est le temps qui
gouverne les moments, qui
les éclaire et les
transforme en maillons d’une
chaîne, d’un processus.
L’espace fossilise le cours
des
choses, le temps projette au
contraire vers l’avenir et
incite à marcher avec
espérance.<
« Bienheureuse
celle
qui a
cru
» (Lc
1, 45)
58.
Dans la parabole du
semeur, saint Luc
rapporte ces paroles par
lesquelles Jésus
explique la signification de «
la bonne
terre » : « Ce sont ceux
qui, ayant entendu la parole
avec un coeur noble et
généreux, la retiennent et
portent du fruit par leur
constance » (Lc
8,
15). Dans le contexte de l’évangile
de Luc, la mention du coeur
noble et généreux, en
référence à la Parole
écoutée et gardée, constitue
un portrait implicite de la
foi de la Vierge Marie. Le
même évangéliste nous parle
de la mémoire de Marie, de
la manière dont elle
conservait dans son coeur
tout ce qu’elle écoutait et
voyait, de façon à ce que la
Parole portât du fruit dans
sa vie. La Mère du Seigneur
est l’icône parfaite de la
foi, comme dira sainte
Élisabeth : « Bienheureuse
celle qui a cru » (Lc
1,
45).
En Marie,
Fille de Sion, s’accomplit
la longue histoire de foi de
l’Ancien Testament, avec le
récit
de la vie de beaucoup de
femmes fidèles, à commencer par
Sara, femmes qui, à côté des
Patriarches, étaient le lieu
où la promesse de Dieu
s’accomplissait, et la vie
nouvelle s’épanouissait. À
la plénitude des temps, la
Parole de Dieu s’est
adressée à Marie, et elle
l’a accueillie avec tout son
être, dans son coeur, pour
qu’elle prenne chair en elle
et naisse comme lumière pour
les hommes. Saint Justin
martyr, dans son
Dialogue avec Tryphon,
a une belle expression par
laquelle il dit que Marie,
en acceptant le message de
l’Ange, a conçu « foi et
joie »[49]. En la
mère de Jésus, en effet, la
foi a porté tout son fruit,
et quand notre vie
spirituelle donne du fruit,
nous sommes remplis de joie, ce qui est
le signe le plus clair de la
grandeur de la foi. Dans sa
vie, Marie a accompli le
pèlerinage de la foi en
suivant son Fils[50]. Ainsi,
en Marie, le chemin de foi
de l’Ancien Testament est
assumé dans le fait de
suivre Jésus, et il se
laisse transformer par Lui,
en entrant dans le
regard-même du Fils de Dieu
incarné.
59.
Nous pouvons dire
que dans la Bienheureuse
Vierge Marie s’est
réalisé ce sur quoi j’ai
insisté auparavant, c’est-à-dire
que le croyant est
totalement engagé dans
sa confession de foi.
Marie est étroitement
associée, par son lien
avec Jésus, à ce que
nous croyons. Dans la
conception virginale de
Marie, nous avons un
signe clair de
la filiation divine du
Christ. L’origine
éternelle du Christ
est dans le Père, il est
le Fils dans un sens
total et unique ; et
pour cela il naît dans
le temps sans l’intervention
d’un homme. Étant Fils,
Jésus peut apporter au
monde un nouveau
commencement et une
nouvelle lumière, la
plénitude de
l’amour fidèle de Dieu
qui se livre aux hommes.
D’autre
part, la maternité
véritable de Marie a
assuré au Fils de Dieu
une véritable histoire
humaine, une véritable
chair dans laquelle il
mourra sur la croix et
ressuscitera des morts.
Marie l’accompagnera
jusqu’à la croix (cf.
Jn 19, 25),
de là sa maternité s’étendra
à tout disciple de son
Fils (cf.
Jn 19,
26-27). Elle sera
également présente au cénacle, après la
Résurrection et l’Ascension
de Jésus, pour implorer avec
les Apôtres le don de
l’Esprit Saint (cf.
Ac 1, 14). Le
mouvement d’amour entre le
Père et le Fils dans
l’Esprit a parcouru notre
histoire ; le Christ nous
attire à Lui pour pouvoir
nous sauver (cf.
Jn 12, 32). Au
centre de la foi, se trouve
la confession de Jésus, Fils
de Dieu, né d’une femme qui
nous introduit,
par le don de l’Esprit
Saint, dans la filiation
adoptive
(cf.
Ga 4, 4-6).60.
Tournons-nous vers
Marie, Mère de l’Église
et Mère de notre foi, en
priant :
Ô Mère,
aide notre foi !
Ouvre
notre écoute à la Parole,
pour que nous reconnaissions
la voix de Dieu et son appel.
Éveille
en nous le désir de suivre
ses pas, en sortant de notre
terre et en accueillant sa
promesse.Aide-nous
à nous laisser toucher par
son amour, pour que nous
puissions le toucher par la
foi.
Aide-nous
à nous confier pleinement à
Lui, à
croire en son amour, surtout
dans les moments de
tribulations et de croix,
quand notre foi est appelée
à mûrir.
Sème dans
notre foi la joie du
Ressuscité.
Rappelle-nous que celui qui
croit n’est jamais seul.Enseigne-nous à regarder
avec les yeux de Jésus, pour
qu’il soit lumière sur notre
chemin. Et que cette lumière
de la foi grandisse toujours
en nous
jusqu’à ce qu’arrive ce jour
sans couchant, qui est le
Christ lui-même, ton Fils,
notre
Seigneur !
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 29 juin
2013, solennité des saints
Apôtres Pierre et Paul, en
la première année de mon
Pontificat.
FRANCISCUS
[1] Dialogus cum Tryphone
Iudaeo,
121, 2 : PG 6, 758.
[2] Clément
d’Alexandrie,
Protrepticus,
IX :
PG 8, 195.
[3]
Brief an Elisabeth
Nietzsche (11 juin
1865), in :
Werke in drei Bänden,
München 1954, p. 953s.
[4]
Paradis XXIV, 145-147.
[5] Acta Sanctorum, Iunii, I, 21.
[6] « Si le Concile ne traite pas
expressément de la foi, il
en parle cependant à chaque
page, il reconnait son
caractère vital et
surnaturel, il la suppose
intègre et forte, et c’est
sur elle qu’il
construit sa doctrine. Qu’il
suffise de rappeler les
affirmations du Concile
(…) Cela nous montre
l’importance capitale que le
Concile, en conformité avec
la tradition doctrinale de
l’Église, attribue à la foi,
à la vraie foi, celle qui a
pour source le Christ et
pour canal le Magistère de
l’Église ». (Paul VI,
Audience générale,
[8 mars 1967] :
Insegnamenti V
[1967], 705).
[7] Cf. par ex. Conc.
Œcum.
Vat.
I,
Const. dogm. sur la foi
catholique
Dei Filius,
chap. III :
DS 3008-3020;
Conc.
Œcum.
Vat.
II,
Const. dogm. sur la
Révélation divine
Dei Verbum,
n. 5;
Catéchisme de l’Église
catholique,
nn. 153-165.
[8]
Cf.
Catechesis V, 1 :
PG 33, 505A.
[9]
In Psal.
32, II, s. I, 9 :
PL 36, 284.
[10]
M. Buber,
Die Erzählungen der
Chassidim,
Zürich 1949, p. 793.
[11]
Émile, Paris 1966,
p. 387.
[12]
Lettre à Monseigneur de
Beaumont, L’Âge
d’Homme, Lausanne, p.
110.
[13]
Cf.
In Ioh. Evang.,
45, 9 :
PL 35, 1722-1723.
[14]
Partie II,
IV.
[15]
De continentia,
4, 11 :
PL 40, 356.
[16]
Vom Wesen katholischer
Weltanschauung (1923), in
Unterscheidung des
Christlichen. Gesammelte
Studien 1923-1963,
Mainz 1963, p. 24.
[17]
XI, 30, 40 :
PL 32, 825.
[18]
Cf.
ibid., 825-826.
[19]
Vermischte
Bemerkungen/Culture and
Value,
G.H. von Wright (sous
direction de), Oxford 1991,
pp. 32-33; 61-64.
[20]
Homiliae in Evangelia,
II, 27, 4 :
PL 76, 1207.
[21]
Cf.
Expositio super Cantica
Canticorum,
XVIII, 88 :
CCL,
Continuatio Medieavalis
87, 67.
[22] Ibid., XIX, 90: CCL, Continuatio Mediaevalis, 87,69
[23] « À Dieu qui
révèle est due “l’obéissance
de la foi” (Rm
16, 26 ; cf.
Rm 1, 5 ;
2 Co 10, 5-6), par
laquelle l’homme s’en remet
tout entier et librement à
Dieu dans “un complet
hommage d’intelligence et de
volonté à Dieu qui révèle”
et dans un assentiment
volontaire à la révélation
qu’il fait. Pour exister,
cette foi requiert la grâce
prévenante et aidante de
Dieu, ainsi que les secours
intérieurs du Saint-Esprit
qui touche le coeur et le
tourne vers Dieu, ouvre les
yeux de l’esprit et donne “à
tous la douceur
de consentir et de croire à
la vérité”. Afin de rendre
toujours plus profonde
l’intelligence de la
libération, l’Esprit-Saint
ne cesse, par ses dons, de
rendre la foi plus parfaite
» (Conc.
Œcum.
Vat.
II,
Const. dogm. sur la
Révélation divine
Dei Verbum, n. 5).
[24]
Cf. H. Schlier,
Meditationen über den
Johanneischen Begriff der
Wahrheit,
in :
Besinnung auf das Neue
Testament. Exegetische
Aufsätze und Vorträger
2,
Freiburg, Basel, Wien 1959,
p. 272.
[25]
Cf.
S. Th. III, q. 55,
a. 2, ad 1.
[26]
Sermo 229/L, 2 :
PLS 2, 576 : «
Tangere autem corde, hoc
est credere ».
[27]
Cf. Lett. encycl.
Fides et ratio
(14
septembre 1998), n. 73 :
AAS (1999), pp.
61-62.
[28]
Cf.
Confessiones,
VIII, 12, 29 :
PL 32, 762.
[29]
De Trinitate,
XV, 11, 20 :
PL 42, 1071 : «
verbum quod intus lucet
».
[30]
Cf.
De civitate Dei,
XXII, 30, 5 :
PL 41, 804.
[31]
Cf. Congrégation
pour la
Doctrine
de la
Foi,
Décl.
Dominus Iesus (6 août
2000), 15 :
AAS 92 (2000), p.
756.
[32]
Demonstratio apostolicae
praedicationis,
24 :
SC 406, p. 117.
[33]
Cf. Bonaventure,
Breviloquium, Prol.
: Opera Omnia, V, Quaracchi
1891, p. 201; Thomas d’Aquin,
Somme Théologique
I, q. 1.
[34]
Cf.
De Baptismo,
20,5 :
CCL I, 295.
[35] Conc.
Œcum.
Vat.
II,
Const. dogm. sur la
Révélation divine
Dei Verbum, n. 8.
[36]
Cf. Conc.
Œcum.
Vat.
II,
Const. sur la sainte
liturgie
Sacrosanctum Concilium,
n. 59.
[37]
Cf.
Epistula Barnabae,
11,5 :
SC 172, p. 162.
[38]
Cf.
De nuptiis et
concupiscentia,
I, 4, 5 :
PL 44, 413 : «
Habent quippe intentionem
generandi regenerandos, ut
qui ex eis saeculi filii
nascuntur in Dei filios
renascantur ».
[39]
Conc.
Œcum.
Vat.
II,
Const. dogm. sur la
Révélation divine
Dei Verbum, n. 8.
[40]
In nativitate Domini
sermo 4, 6 :
SC 22, p. 110.
[41]
Cf. Irénée
de
Lyon,
Adversus haereses,
I, 10,
2 :
SC 264, p. 160.
[42]
Cf.
ibid.,
II, 27, 1
SC 294, p. 264.
[43]
Cf.
Augustin,
De sancta virginitate,
48, 48 :
PL 40,424-425 :
«
Servatur et in fide
inviolata quaedam castitas
virginalis, qua Ecclesia uni
viro virgo casta cooptatur
».
[44]
Cf.
An Essay on the
Development of Christian
Doctrine, Uniform
Edition : Longmans, Green
and Company, London
1868-1881, pp. 185-189.
[45]
Cf. Conc.
Œcum.
Vat.
II,
Const. dogm. sur la
Révélation divine
Dei Verbum, n. 10.
[46]
Origène,
Contra Celsum,
IV, 75 :
SC 136, p. 372.
[47]
Ibid.,
85 :
SC 136, p. 394.75.
[48]
« Choruses from
The Rock » in
The Collected Poems and
Plays 1909-1950,
New York 1980, p. 106.
[49]
Cf.
Dialogus cum Tryphone
Iudaeo,
100,5 :
PG 6, 710.
[50]
Cf. Conc.
Œcum.
Vat.
II,
Const. dogm. sur l’Église
Lumen gentium,
n. 58.
Editrice Vaticana
http://www.vatican.va/holy_father/francesco/encyclicals/documents/papa-francesco_20130629_enciclica-lumen-fidei_fr.html
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