Rencontre avec Antonio Meloto de Gawad Kalinga, le “bâtisseur de rêves”
Changemakers”, en mission de neuf mois sur le terrain, nous font
partager les solutions innovantes de lutte contre la pauvreté. Première
étape: les Philippines où Jonas Guyot a rencontré, à deux ans
d’intervalle, Antonio Meloto, créateur de Gawad Kalinga.
[Express Yourself] Après un an et demi de préparation et plus de 24 heures de voyage, nous arrivons à Manille chez Antonio Meloto, que les Philippins surnomment “Tito Tony“, l'”Oncle Tony”.
Ancien
cadre dirigeant de Procter & Gamble, Tony a décidé, un jour, de
changer sa vie au profit des plus pauvres et crée en 2003 Gawad Kalinga -en anglais “to take care“,
soit “prendre soin”- avec un objectif clair: “éradiquer l’extrême
pauvreté aux Philippines d’ici 2024”. Défi immense puisqu’en environ un
tiers des Philippins, soit plus de 30 millions d’habitants vivent dans
la pauvreté.
J’ai rencontré pour la première fois Tony à l’été
2010 lors d’une mission humanitaire au sein de Gawad Kalinga, organisée
avec une équipe de douze étudiants de ESCP Europe. C’était la première
fois qu’un groupe aussi nombreux de bénévoles européens venait aux
Philippines pour cette ONG.
Le GK way: la construction de communautés villageoises solidaires
Souhaitant
développer des relations durables avec la France, notamment avec les
étudiants, Tony a pris soin de nous présenter en détail le “GK Way“,
c’est-à-dire son approche holistique de lutte contre la pauvreté qui
consiste à construire, avec le concours de milliers de bénévoles,
d’entreprises et d’élus locaux, des communautés villageoises solidaires,
autonomes, et durables.
Les villageois s’engagent à la contribution par la sueur pour développer la communauté
Les villages accueillent une soixantaine de familles d’anciens “squatters“,
les habitants de bidonvilles, qui construisent eux-mêmes leurs maisons
dans un esprit de solidarité. En échange du soutien matériel et
logistique apporté par l’ONG, les villageois doivent s’engager à
travailler un certain nombre d’heures -c’est leur “sweat equity“, ou contribution par la sueur- pour le développement de la communauté et des infrastructures.
Pour accompagner le développement de ces villages, l’action
de Gawad Kalinga repose sur trois pilliers: l’éducation des enfants et
la formation des adultes, le développement d’une discipline et d’une
solidarité communautaire et le “caring and sharing“, c’est-à-dire l’attention et le partage des bénévoles locaux.
Une
approche qui a déjà fait ses preuves puisqu’en moins de dix ans, Gawad
Kalinga a construit près de 3000 villages à travers les Philippines,
impactant ainsi la vie de près d’un million de Philippins.
“Il nous manque les entrepreneurs”
Pourtant,
Tony nous décrit très vite son principal obstacle: “nous avons la
terre, nous avons les hommes, nous avons les idées, mais il nous manque
encore les entrepreneurs“.
Son idée nous surprend dans un premier temps car nous voyons
difficilement pourquoi une ONG qui a bien fonctionné sur un modèle
purement philanthropique souhaite se lancer maintenant dans l’entrepreneuriat.
Mais
Tony est formel: “pour éradiquer la pauvreté aux Philippines, nous
devons rêver grand, et seuls les entrepreneurs ont la capacité de
changer notre façon de penser et de nous comporter”.
C’est ainsi que Gawad Kalinga crée en 2010 le Center for Social Innovation
(CSI), un incubateur destiné à convaincre les diplômés philippins les
plus talentueux de créer leur entreprise sociale en partenariat avec
Gawad Kalinga. Le CSI apporte une véritable aide aux jeunes
entrepreneurs tant en matière de financement, de marketing,
d’approvisionnement que de distribution.
Le “Disneyland du tourisme social” et la “Silicon Valley de l’entrepreneuriat social”
Comme beaucoup d’observateurs à l’époque, nous croyons à l’utopie… Tony nous propose donc de passer un mois au sein de l'”Enchanted Farm of Bulacan” -la Ferme enchantée de Bulacan-, un village à une heure et demi au nord de Manille accueillant des anciens “squatters“, et dépeint par Tony comme le “Disneyland du tourisme social” et la “Silicon Valley de l’entrepreneuriat social”.
Le réenchantement des campagnes
Arrivés à l'”Enchanted Farm”
après 30 minutes de marche sur un chemin boueux, nous nous demandons si
Tony est un véritable visionnaire ou un illuminé. En effet, la future
“Silicon Valley de l’entrepreneuriat social” n’est pas reliée par la
route. Et pas d’eau courante ou de toilettes pour ses habitants.
On
nous le répète pourtant à plusieurs reprises: un véritable écosystème
se crée ici. Entre admiration et scepticisme, nous terminons notre
mission tout en nous promettant de revenir un jour. Deux ans après cette
première rencontre, je suis de retour avec Matthieu Dardaillon
-mon partenaire de Destination Changemakers-, qui, après avoir
rencontré Tony lors de ses passages à Paris, n’a pas été difficile à
convaincre.
Quelques jours après notre arrivée, Tony nous invite à passer un weekend à l'”Enchanted Farm” pour participer à un “Social Innovation Camp“.
Il nous prévient que le village a beaucoup changé. Nous acceptons
évidemment sa proposition et je m’attends à marcher pendant trente
minutes sur un chemin boueux, comme deux ans auparavant.
Nous arrivons pourtant par une route moderne, et le village s’est métamorphosé
Le lendemain, nous arrivons pourtant par une route moderne,
et le village s’est métamorphosé. En passant devant les cultures de
papayes et de citronnelle, le restaurant du village, les ateliers des
entreprises sociales, ou encore le “Bamboo Palace”, je me dis que Tony
n’est plus si loin d’avoir gagné son pari: l'”Enchanted Farm” est devenue une pépinière de l’entrepreneuriat social,
unique en son genre. Grâce à sa vision et son leadership, Tony est
parvenu à “réenchanter” la région de Bulacan, autrefois fortement
touchée par la pauvreté et la violence. Vingt-quatre nouvelles “Fermes
Enchantées” devraient voir le jour d’ici cinq ans”.
L'”optimisme radical” d’Antonio Meloto
Son modèle est
de plus en plus regardé dans le monde entier, particulièrement en
Europe où les plus grandes entreprises cherchent à s’associer à Gawad
Kalinga pour accompagner leurs programmes de social business.
De
jeunes entrepreneurs européens partent également rejoindre Gawad
Kalinga pour y lancer leur entreprise sociale, car les opportunités sont
nombreuses. C’est le cas de Dylan Wilk, un entrepreneur anglais d’exception qui a fondé Human Nature, une entreprise sociale, aujourd’hui numéro un aux Philippines dans le secteur des cosmétiques bio.
Que ce soit au forum de Davos, dans les grandes écoles françaises, ou encore à Convergences 2015,
les interventions de Tony sont systématiques ovationnées: son
“optimisme radical” plaît en Europe et inspire un continent en manque de
bonnes nouvelles. Il a ainsi reçu de nombreuses distinctions
internationales, dont le très prestigieux “Prix de l’entrepreneur social
de l’année 2011” décerné par la Skoll Foundation.
Loin d’être utopiste comme je l’imaginais deux ans plus tôt, Tony est un véritable visionnaire, un “bâtisseur de rêves” -cf. Builder of dreams,
2008- qui a force de persévérance a su emmener avec lui l’ensemble des
acteurs de la société dans sa lutte contre l’extrême pauvreté aux
Philippines.
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